Soutenu par la musique de sa guitare, un narrateur décrit les personnages. Trois couples : Martin et Oskar (peintre), Paul (architecte) et Miranda, qui viennent d’avoir un bébé, Flynn (chanteur rock) et Jennifer. Sœur d’Oskar, celle-ci a été l’épouse de Paul. Elle travaille comme photographe, pour l’agence de mannequins dirigée par Martin, où Miranda a été modèle. Pour changer d’air, ces bobos ont importé dans la forêt "caisses de boisson, coca, eau, vin, une bouteille de Cognac, papier alu, vaisselle en carton, etc." De quoi faire un confortable pique-nique. Ambiance détendue, malgré certaines répliques cyniques ou amères. Chacun est soucieux de sa petite personne. Si Miranda n’a pas allaité Gloria, c’est pour garder des seins intacts. Indispensables à sa carrière. Ces quadras branchés discutent de look, de sexe et d’art, avant de s’offrir une nuit à la belle étoile. Depuis trente-quatre jours, la forêt attend la pluie. Son sol assoiffé est une proie idéale pour une flamme sournoise.
Au cœur de la fournaise, le groupe vole en éclats. Miranda se rue vers le minibus, pour sauver Gloria. Fascinée par le petit corps carbonisé, elle souligne la brutalité de l’incendie par des détails macabres. Martin et Flynn se retrouvent liés l’un à l’autre, buvant, comme de petits animaux, l’eau d’un ruisselet. Affolé par l’absence de sa femme, Paul aide Oskar, blessé au bras, à arracher sa sœur aux flammes. On retrouvera le trio moribond, complètement déshydraté. Vingt-huit heures d’effroi ! Le cauchemar ne lâche pas les rescapés. Chacun, à sa manière, assume les conséquences de la catastrophe. L’épreuve les a guéris de leur superficialité, pas de leur égoïsme.
La pièce se compose de trois parties que l’auteure oppose par des changements de style radicaux. Dans "La Fête", le narrateur exalte la beauté de la nature et dénonce le consumérisme. Enfants gâtés de la ville, les personnages illustrent ses propos. Ces protagonistes deviennent des témoins, pour nous sidérer par le récit tragique du "Feu". De la poésie noire qui nous confronte à nos terreurs. Par son écriture précise, exigeante, Anja Hilling nous fait ressentir la puissance destructrice de la nature. Retour à un théâtre plus conventionnel dans "La Ville". Des dialogues entre des survivants meurtris reflètent leur solitude. Ce troisième acte souligne aussi la gêne provoquée par le malheur et le rôle libérateur de l’art. Jennifer photographie des animaux morts et Oskar transcende l’horreur dans une exposition "coup de poing".
La mise en scène de Georges Lini confirme le rejet de tout sentimentalisme. Sur un écran, on voit défiler les titres des actes, les étapes de l’incendie et la succession des sensations, de la désorientation à la soif. Cette pièce âpre offre deux moments de détente : la présentation ironique des bobos et une vidéo narquoise sur l’insensibilité aux drames vécus par les autres. Par leur sobriété, parfois même leur détachement, les comédiens rendent fascinantes les descriptions cliniques d’Anja Hilling. Pas d’effets lumineux ni sonores pour représenter l’incendie. Ce sont ses conséquences qui intéressent la scénographe Renata Gorka. En fond de scène, un mur blanc, lisse, contre lequel les comédiens se cognent. Rageusement. Ils s’épuisent dans une course sans fin. Souillé par la suie, le mur reste infranchissable.
"Tristesse animal noir" est une pièce intelligente et audacieuse. Dommage que le récit du combat contre la nature soit trop long. Par son ampleur et sa puissance, il fait de l’ombre à la troisième partie, plus terre à terre. Ce regret n’empêche pas d’apprécier la rigueur du spectacle et la complémentarité de sept acteurs talentueux.
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