Tchekhov, Tchekhov, depuis toujours, je t’aime d’amour. Grandeurs, misères et mélodrame banals d’existences quotidiennes, d’âmes sinueuses. De destinées qui se fracassent contre les murs de la réalité. Tension sublime ou pénible entre rêves et concrétudes. Envies de départs contre entropies sédentaires. L’ici et l’ailleurs. Mais aussi la vie qui va, qui bouge, qui émeut et se meut. Car Anton T., médecin de son état, disséquait les âmes et leurs tourments, les états et les gens. Mieux que personne.
Dans sa mise en scène de Vania !, d’après ce même auteur -récompensée d’un prix de la critique en 2015- Christophe Sermet soulignait ces tensions. En scène, des individus, des individualités. Des hommes, des femmes, des mots et des maux. Plateau esthétiquement brut, relativement vide, mais rempli de vie. Scénographie simplifiée de lieux habités, processus qui sublimait les personnalités des protagonistes. Personnalités plus-que-présentes, et mises à nu. Et derrière le drame bourgeois, sentir ces humains, comme nous, se poser la question du sens et de la vie.
Ce mois-ci, c’est à la pièce Les enfants du soleil de Maxime Gorki que le même Christophe Sermet s’attaque, entouré par certains des comédiens servant Vania ! -Francesco Italiano, Yannick Renier et Philippe Jeusette. Pièce révolution, elle est étalon d’humanité. Des hommes, des femmes, encore, qui se retrouvent, se croisent, s’aiment et se déchirent, encore, rêvent un monde plus juste, encore, certains conscients, d’autres oublieux que crie et hurle le dehors. Encore. Le dehors d’une révolution russe qui se dessine. Un huis-clos pas si clos que ça, sur fond d’un monde en profonde mutation. Et Christophe Sermet d’affirmer qu’il a voulu approcher, travailler cette pièce car elle est pour lui le moyen de questionner les utopies. Dans notre monde en évolution, la révolution est-elle pour demain ? Lui ne le croit, mais ne peux s’empêcher de poser cette question des rêves. Cette question des gens. Dans leur « rapport complexe au monde et aux autres. »
- Les Enfant du Soleil de Maxime Gorki, mis en scène par Christophe Sermet
Car voilà l’ici et maintenant du théâtre. Qui propose, aujourd’hui, une galerie de personnages en lien et questionnement. Pour nous faire nous questionner. Ce qui ne date pas d’hier. Mais, aujourd’hui, à la différence d’hier, les personnages sont identifiés. Plus. Ils sont identitaires.
Différents, toujours. Multiples, souvent. Banals, parfois. Donc terriblement nous. Humains si humains.
Et de cette humanité variée, un autre monde se dessiner.
Comme si l’insécurité du dehors nous poussait à repenser nos dedans. A repenser au-dedans.
Dans un monde de violence où les personnalités sont oubliées, massacrées, terrorisées, bombardées, nationalisées, dans un monde où l’homme est en danger de disparition à lui-même, en tant qu’il est identité. Dans ce monde, remettre cette identité, cette humanité sur scène, la voilà, la politique. Dans toute son intimité.
Et il ne se passait rien d’autre dans Is There Life on Mars, spectacle proposé en février au National et programmé, prolongation estivale et heureuse aux Doms, à Avignon. Un spectacle où on a pu voir cette identité différente, identité multiple, s’exprimer de belle et troublante façon. Par un procédé simple s’invitaient sur scènes des vies quotidiennes –bien qu’extra-ordinaires ; les comédiens étaient munis de casques qui leur déroulaient les interviews menées par Héloïse Meire, la metteure en scène, auprès de personnes autistes. Les comédiens restituaient au fur et mesure, dans l’exact tempo, la même intonation, les propos de ces interviews. Les corps et voix des comédiens incarnaient plus qu’ailleurs un autre. Leur moi ETAIT un autre. Et de cette façon de faire les choses, la question de la normalité, de la différence, du moi qui n’est pas toi se fait, se pose avec d’autant plus de pertinence. Qui suis-je si tu es moi aussi ? Les comédiens, confiant leurs corps et voix à l’interprétation, interrogeaient, au plus proche, au plus physiquement vrai, la frontière entre normalité et anormalité. Entre soi et l’autre. Jusqu’à quand suis-je normal ? Qu’est-ce que la différence. Qu’est ce qu’être différent. Parce que JE suis différent de TOI. Sublime d’humanité, la pièce toute entière jouait sur cette frontière, tenue, et questionnante. Et Is There Life on Mars de bousculer le rapport au monde, parce qu’il parle d’êtres singuliers, au-delà de toute communauté. Et d’interroger sur ce qui fait communauté. Et ce, bien au-delà de l’autisme. Pas besoin en effet de porter cette « extra-ordinarité », ou la côtoyer, pour être mis en branle, physiquement, mentalement, par Is There Life on Mars.
Partir du personnel, de l’unique, pour ouvrir à l’universel, voilà donc une tendance de nos scènes contemporaines. Comme pour Céline Beigbeder et son Europe Anorexique. Par le biais d’une maladie autant terriblement humaine, qu’horriblement inhumaine, pathologie de pulsion de vie autant que de désir de mort, la metteur en scène tente ici de mettre en lien « l’amaigrissement du corps avec l’amaigrissement culturel, et la surproductivité avec le refus de s’alimenter. La figure de l’anorexique qui se laisse mourir dans une société de l’opulence, comme une incarnation passionnelle du rapport au désir que le capitalisme engendre, dévoilerait une fracture de l’ossature de notre Europe ».
Et là, clairement, le personnel, l’intime –on parle de rapport au corps, ce qui nous fait homme, femme, désirant – devient politique. C’est Antigone, petite Antigone révolutionnaire, qui voulait dire tout haut ce qui n’était plus possible tout bas. Elle qui ne voulait pas se taire, et désirait tant et plus créer communauté hors de la communauté. Celle des vivants loin des mourants.
Et sur nos scènes, et dans nos salles, de se dessiner, à force d’intimité révélée, à force d’individualité projetée, une communauté des sentiments. Une communauté des sens. De celle dont naîtront peut-être les révolutions, fertiles celles-là, de demain. Ainsi, nous regroupant dans une salle de théâtre, nous, spectateurs, nous serions à notre tour enfants du soleil, oubliant pour un temps (mais pour un temps seulement) le quotidien qui gronde, les soldats de nos rues, les bombes qui tombent ailleurs, pour se rappeler notre spécificité et notre humanité. Pour en faire communauté. Et porter, un pas plus loin, hors les salles, un message qui rappelle que l’identité peut faire sens si elle se potentialise de ses différences au lieu de se diviser, et de s’annuler, par ses peurs.
Pour qu’enfin nous « enterrions nos morts », ceux d’un monde qui n’en peut plus d’asphyxier, ce monde lui-même mort, pour réparer les vivants.
Et il y a du Tcheckov, beaucoup de Tcheckov, là dedans, moi je vous le dis.