Pour disposer d’une lumière suffisante, Pavel Protassov mène ses expériences scientifiques dans la salle commune. Là où, autour d’une grande table, on rêve d’un monde meilleur et où on dévoile ses sentiments. Chimiste en culotte courte, Protassov ne jure que par la science. Une passion qui l’amène à délaisser sa femme. Eléna se plaint de devoir prendre rendez-vous pour lui parler et fréquente le photographe Vaguine, qui lui fait la cour, en exaltant sa fibre artistique. Dans sa bulle, le mari est le seul à ne pas voir le danger. Même aveuglement à l’égard de Mélania, une femme qui l’aime passionnément. Pour tenter de le conquérir, elle mise sur l’argent, la ruse et accepte même d’être humiliée. Feignant de s’intéresser aux livres qu’il lui prête, elle bute sur le vocabulaire scientifique. Les explications qu’elle demande à son frère détesté, le vétérinaire Tchépournoï, ne lui valent que des railleries. Ecoeuré par les hommes, celui-ci respecte les animaux, qui agissent sans calcul et sans haine. Il noie son désenchantement dans l’alcool et le cynisme. Seul, son amour pour Liza, la soeur de Protassov, le raccroche à la vie. Malgré un premier refus, il espère la convaincre de l’épouser. Rongée par une maladie nerveuse, Liza se l’interdit. Instable, extralucide, elle joue les Cassandre : "Quand j’entends quelque chose de grossier, de violent, quand je vois du rouge, je sens dans le coeur une angoisse panique."
Protassov voue un culte à la chimie : "Partout elle décèle l’harmonie, elle cherche obstinément l’origine de la vie." Cette science stupéfiante excite son esprit et le déconnecte des réalités matérielles. L’arriviste Nazar Avdéïévitch lui propose de diriger un laboratoire, qui ferait des profits. Lui, rêve de recréer la vie artificiellement, de vaincre la peur de la mort. Contrairement à Vaguine, un artiste farouchement égoïste, Eléna est une idéaliste tournée vers les autres. Comme son mari, qui l’applaudit quand elle s’exclame : " La beauté, il faut que tous les gens puissent la comprendre. L’aimer. Et là, ils construiront leur morale sur elle."
Vivant en vase clos, ces nantis, qui ont eu accès au savoir et à la culture, sont englués dans leur confort et leurs contradictions. Lorsqu’il rate une expérience, Protassov pleurniche, comme un enfant devant son jouet cassé. Ce grand naïf n’assume pas ses responsabilités. Il réprimande trop timidement son ouvrier Iégor, une brute qui bat sa femme, et ne le dissuade pas de croire aux ragots sur les médecins profiteurs. Quand le choléra se rapproche, il laisse son épouse prendre le risque d’aller soigner une malade. Coupés du monde qui souffre, ces rêveurs inactifs sont désarmés devant le grondement de la révolte.
Dans "Vania !", Christophe Sermet et son équipe faisaient éclater la vie dans une atmosphère désenchantée. Cette adaptation des "Enfants du soleil" témoigne du même désir d’insuffler une pulsion vitale dans cette longue pièce, truffée de discussions stériles. Cette mise en scène fait bouillonner la comédie aigre-douce. La collaboration entre Natacha Belova et Christophe Sermet débouche sur des dialogues vifs et percutants. Un texte résolument moderne, qui mêle efficacement poésie, sensibilité et dérision. Dans un décor plus évocateur que figuratif, la grande table attire les personnages. C’est autour d’elle qu’ils échafaudent des utopies et dissèquent la vie. Dans la peau d’idéalistes sentimentaux, les comédiens vivent ces échanges avec une exaltation fiévreuse. Cependant leur "jeu cinéma" reste très nuancé. Merci les micros. En participant aux changements de décor, les acteurs dynamisent la représentation et confirment que nous assistons à un spectacle, ponctué par le mot FIN. Deux narratrices l’encadrent, puis endossent les rôles des domestiques, observatrices objectives du drame qui couve.
En 1905, Gorki est lié aux Bolcheviques et à Lénine. Plus tard, il deviendra un membre éminent de la nomenklatura soviétique, sous Staline. Cependant "Les Enfants du soleil" n’est pas une oeuvre partisane, défendant la cause révolutionnaire. A travers des affrontements désamorcés par la dérision, Gorki nous montre des utopistes sincères, incapables d’ imaginer un soulèvement populaire. Que peuvent pourtant la science et l’art face à la violence et à la brutalité ? L’auteur questionne notre humanité et lance une alerte. Après les campagnes électorales haineuses aux U.S.A. ou en France, peut-on l’ignorer en 2017 ? La fumée sort du volcan. Evitera-t-on l’éruption ?
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