Première image : la tête ensanglantée d’un Tchétchène, accrochée à l’oléoduc. Pour l’exemple. Après l’exposition, elle sera recousue sur le cadavre du terroriste. C’est le règlement ! Vivre à Grozny est problématique. La nuit, on essaie de dormir entre deux explosions. Le jour, on est privé de nourriture, d’électricité et d’eau. En trafiquant avec l’armée russe, on peut s’offrir une douche chaude de trois minutes. Interrogé sur sa situation, un soldat de 19 ans se montre serein : grâce aux "fagots humains", il tue trois ou quatre Tchétchènes par jour. Le quota imposé. Son avenir ? Continuer la "pacification". Peut-on devenir président de la république tchétchène à 30 ans ? Oui, si comme Ramdam Kadyrov, on massacre les opposants avec la bénédiction de Moscou. Anna Politkovskaïa n’est pas un juge : "Je me limite à raconter les faits tels qu’ils sont, tels qu’ils se produisent." Cependant, cette journaliste, qui travaille indépendamment du commandement militaire, devient de plus en plus gênante.
Lorsqu’en 2002, une cinquantaine de terroristes tchétchènes prennent en otages les spectateurs du théâtre de la Doubrovska, à Moscou, elle est écartée des négociations. En 2004, un empoisonnement l’empêche de couvrir la prise d’otages, dans l’école de Beslan. "Pourquoi diffusez-vous des mensonges ?" lui demande la police, qui lui fait passer des nuits en taule. Quand, dans une lettre ouverte, des officiers critiquent ses articles, elle les justifie. Crânement. Mais elle s’accuse "d’avoir du sang sur les mains". Des gens, dont elle a publié les témoignages, ont été exécutés. Prendre position, c’est faire preuve d’intelligence. Cependant, comment peut-on choisir entre des terroristes transformant une école en enfer et des militaires déclenchant un assaut chaotique, meurtrier ? Lorsque, d’une voix inquiète, son fils annonce à Anna le meurtre d’une femme qui lui ressemble, dans son propre immeuble, elle ne se fait plus d’illusions. Tôt ou tard... "Il est nécessaire que l’Etat s’emploie à éradiquer de son territoire ces sujets non rééducables" (Vladislav Sourkov, secrétaire de Poutine).
Pas de pathos. L’assassinat d’Anna est décrit avec la froideur d’un télex. L’écriture claire, tendue, sans fioritures de Stefano Massini met en valeur des mots qui font image. La sobriété de la mise en scène de Michel Bernard renforce l’intensité du spectacle. Une scène habillée de plastique, une vingtaine de baxters pendus aux cintres nous plongent dans un univers glacial, où rôde l’effroi. Sans jamais se regarder, les comédiens s’épaulent dans des monologues ou des affrontements. Par son jeu très maîtrisé, Angelo Bison donne à certains mots beaucoup d’impact. Il fait vivre des personnages contrastés : un médecin qui nous guide dans le dernier hôpital de Grozny, à moitié dévasté, un colonel raciste, obsédé par la paie insuffisante de ses soldats ou Anna affolée par son empoisonnement. Incarnant la journaliste, Andréa Hannecart fait sentir sa détermination et sa fragilité. Les doutes se mêlent à la révolte. Pourtant elle est bien décidée à mener jusqu’au bout, un combat juste, mais perdu d’avance. Peut-elle rester indifférente au "long hiver de glace qui s’installe sur la Russie" ?
Ce témoignage poignant d’une authentique résistante nous interpelle par sa sincérité et sa lucidité. Agissant à découvert, Anna Politkovskaïa a dénoncé les turpitudes d’un régime mafieux et sanguinaire. Sans illusions sur les réactions des pays occidentaux : ils n’ont aucune envie de tendre la main à son peuple opprimé. Depuis 2006, ils observent la montée en puissance de Poutine sur la scène internationale. Ses manoeuvres suspectes en Ukraine ou en Syrie inquiètent. Mais on se tait. "Femme non rééducable" troue ce silence.
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