Il y a plusieurs versions de l’Ouverture de l’unique opéra « Fidelio » de Beethoven. Celle que nous sommes sur le point d’écouter est l’ouverture nº 2 de Leonore (ou ouverture Leonore II). Il s’agit d’une vaste page symphonique présentant tout le mouvement de l’opéra. Les thèmes chers au compositeur sont la dénonciation de l’arbitraire, incarné par le gouverneur de la prison, l’appel à la liberté, et l’amour conjugal qui pousse Leonore, déguisée en homme, à risquer sa vie pour libérer son époux Florestan.
Un immense épanchement de tendresse se meut rapidement en atmosphère lourde et sombre. Nous sommes dans une prison espagnole : le caractère dramatique de l’action s’affirme. Cors et vents se déchaînent, les violoncelles produisent des pizzicati mystérieux et sombres, les altos musent el les violons se gonflent de sonorités colorées. L’espoir ? Les rafales puissantes et accentuées se répandent, soutenues par quatre contrebasses. Le solo du cor est émouvant et l’univers musical semble lui répondre sur la pointe des pieds. A la fin ce sont les violons qui mèneront une danse joyeuse. Une entrée en matière très colorée pour accueillir la pianiste portugaise Maria Joan Pires, une femme habitée par une dynamique musicale on ne peut plus créative et qui a accepté de remplacer au pied levé Martha Argerich, prévue elle aussi, initialement dans la programmation.
Son Concerto N°2 en si bémol de Beethoven débute dans l’élégance de la première page et la grâce enjouée de la suite. Les bois pulpent le premier motif. Le premier violon se révèle intense et incisif. La pianiste dépose des fleurs de rêve sur le clavier. Mais elle sait aussi être ferme et entêtée. Ses notes piquées concentrent le bonheur sous ses doigts. Voici une cadence modulée, ondoyante. Ensuite son dialogue avec chaque instrument a quelque chose de lancinant. Du grondement de l’orchestre s’échappe le thème. Des arpèges descendants et effleurés répondent, laissant bientôt la place à un jeu de ricochets sur la surface d’une eau tranquille. Cette virtuose a la passion du naturel. Sous ses doigts la musique s’écoule en vagues lissées, ondulée de contrastes dynamiques très évocateurs. Grâce et douceur alternent avec une frappe puissante et la virtuosité avec l’apaisement. A la fin du premier mouvement, le chef d’orchestre s’arrête de conduire pour écouter la pianiste qui dispense alors un jeu presque syncopé, une gamme faite de vertiges et trois grands accords pour conclure dans la passion.
Si l’entrée dans l’Adagio est un peu pompeuse, la pianiste tient bientôt sous ses doigts un bouquet d’émotions lyriques. On ferme vite les yeux pour être mieux pénétré de la magie beethovienne dans le duo de solistes sur fond de pizzicati. Il y a ce jeu de respirations profondes entre le piano et les violons. Cela tangue dans le cœur et cela bruisse dans l’âme. Après des trilles qui exultent voici la main droite qui, de deux notes en deux notes, décrit tout un univers de mystère : l’amour humain transcendé dans l’amour divin ? Le Rondo final voyage dans tous les registres lumineux de la joie avec des pointes d’humour tant le plaisir de jouer est présent. Le maître de musique néerlandais fait chanter autour de la pianiste toute la masse orchestrale, en bougeant à peine, c’est de la magie ! Une direction purement mentale ? Un pur esprit ? Une énorme connivence dans la maîtrise stylistique et une cohésion totale entre la pianiste et son chef.
Vient après la pause la quatrième symphonie N° 4 en si bémol majeur jouée avec une acuité musicale incroyable et un Adagio aux reliefs impressionnants. Les copeaux du ciselage du chef d’orchestre (sans la partition devant les yeux !) ont l’air de voler partout ! Il en sort une sculpture musicale vivante, palpitante et jeune comme un éphèbe. Les flûtes émettent des rubans de phrases, les pianissimos rendent les violons presque muets d’émotion. Les sublimes soupirs de violoncelles font ensuite place à la pugnacité juvénile des cordes. Une texture musicale inouïe : semailles légères de fragments mélodiques, arpèges pizzicato aux violons et accords fantastiques ou à peine murmurés. Après une très courte pause pour que le chef d’orchestre tue dans l’œuf les habituels accès de toux, voici le deuxième mouvement. L’ Adagio immensément tendre et désolé semble chercher la lumière. Le regard scrute les brumes mystérieuses de la vallée. Un violon fuse, d’une fraîcheur presque enfantine et pure. Tous se calibrent sur lui. Vient une descente abyssale, mais on fond il y a la sérénité, portée par la mélodie des violons. Les cuivres reprennent la phrase anodine. Ecoutez la dentelle sonore aérée chantée par les bois ! L’altiste Wolfram Christ égrène à nouveau ses arpèges délicats. Entre des arabesques joyeuses de tutti, les violons taquinent toujours la mélodie. Les vagues accentuées de la dynamique font roucouler les vents et les violons, de jouer maintenant au loup. On disait : juvénilité ! Bernard Haitkin a déjà levé le bras pour lancer les violons de l’Allegro vivace mais doit recommencer à cause de la salle. La conduite des voix est manifestement très individualisée. Cet homme possède un ascendant extraordinaire sur l’orchestre. Le tempo est très rapide, les percussions éclatent, foudroyantes, sans empêcher le bavardage intense des violons. Et voilà que le seigneur de la musique imprime toute sa vigueur, sa fermeté et son affectivité pour la musique sur l’ensemble des pupitres. Puissance de suggestion : on aboutit dans l’univers sonore du Finale où se cachent, lumineuse, une jeune insouciance enthousiaste et inattendue et d’ultimes éblouissements.
Un dernier cadeau - il est de taille - et offert à l’assistance par Bernard Haitkin : revoici Beethoven encore, avec la splendeur de l’ouverture d’Egmont et son vertigineux mouvement ascensionnel. Dramatique à souhait, cuivres et timbales solaires. Jubilatoire. Le palais des Beaux-Arts explose sous les ovations.
Dominique-Hélène Lemaire