Dés l’ouverture des portes, alors qu’une atmosphère froide et obscure envahit la pièce, quelques notes d’harmonica résonnent contre les barreaux et les grilles métalliques qui entourent la scène. Ce réseau de cages et de portes grillagées, par lesquelles les personnages de Büchner entrent, sortent, se protègent ou s’échappent, nous renvoie indéniablement à l’image de la prison, symbole de la prison mentale dans laquelle Woyzeck est enfermé.
Franz Woyzeck est un homme simple, un soldat sans histoire. Il vit avec Marie, mère d’un jeune enfant qu’il prend pour sien. Pour subvenir à leurs besoins, il se met au service du capitaine de la garnison et devient le cobaye d’un médecin douteux. Mais se sentant sans cesse rabaissé et coincé dans une vie qui lui échappe, il finit par céder aux voix qui, devenues de plus en plus fortes, se bousculent dans sa tête et brouillent son esprit. Lorsqu’un jour, il soupçonne Marie de le tromper avec le tambour-major, il se laisse emporter par la douleur et bascule dans sa folie naissante.
Composé d’un puzzle de traductions et d’extraits coupés, combinés ou réorganisés, le texte de Woyzeck devient matière à une véritable adaptation où les scènes se suivent sans lien chronologique ou géographique, laissant au spectateur une grande liberté d’interprétation. Pour plus de profondeur, le spectacle est entrecoupé du monologue de l’ascenseur de Heiner Müller (interprété par l’intense Fanny Marcq). Cette insertion d’un récit dans le récit initial enrichit la représentation d’une dynamique de jeu nouvelle, qui multiplie les tableaux et dont les interventions font écho au drame de Büchner.
Baignant dans un univers sonore et visuel affolant, où les lumières et les chansons de Music-Hall, le blues de l’harmonica, les voix déformées et les cris de bébé deviennent autant d’interférences au discours fragmenté du soldat allemand, Woyzeck plonge le spectateur au cœur d’une pensée divergente et contradictoire. Pris à témoin de ce désordre mental, le public ignore si ce qu’il voit ou ce qu’il entend est le fruit des hallucinations de Woyzeck, atteint de schizophrénie, maladie encore inconnue à l’époque. Soutenu par son équipe de comédiens fétiches déjà présents dans le premier volet (Karim Barras, Eric Castex, Fanny Marcq et Denis Mpunga) et de nouveaux visages (Inès Dubuisson et Azeddine Benamara), Michel Dezoteux nous fait voyager à travers l’ironie, l’étrangeté et la tranquillité inquiétante. Au fur et à mesure que ces personnages troublants et énigmatiques défilent, le mal-être de Franz s’intensifie et fait place à une folie grandissante qui donnera naissance à des moments forts et transperçants.
Dans le rôle de Woyzeck, Karim Barras travaille la folie qui l’habite en cultivant deux personnalités. Pour parfaire sa performance d’acteur, il cherche sa justesse de jeu dans la précision d’un détail ou le choix des nuances, que ce soit au moyen de dessins qu’il trace sur un sol faussement enneigé, de phrases dont le sens nous échappe, de pulsions, de mimiques atypiques, ou de réactions inattendues.
Spectacle percutant, Woyzeck bouscule nos attentes et nous emporte avec intensité dans les bas-fonds de la souffrance psychique. A l’image de l’Homme enfermé dans sa cage, de l’Homme enfermé dans son monde, Michel Dezoteux porte à la scène le génie de Büchner pour nous interroger sur la condition humaine, cherchant, le temps d’une histoire racontée, à donner du sens à nos limites et nos fragilités.
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