L’interprétation du personnage de Bardamu par la comédienne Hélène Firla est hypnotique. Elle prête son souffle et son jeu magistral à l’un des textes les plus puissants de la littérature française du XXe. Dans un même creuset de mots en ébullition, l’homme et la femme se retrouvent soudés dans le même rejet de l’innommable, à contre-courant de tout ce qui, à l’époque et à la nôtre, entraîne vers la débâcle absolue.
Bardamu est assis sur un banc de pierre, lisse comme un autel, le visage et le corps sculptés par des jeux de lumière, fumant, crachant, narrant, soliloquant à perte de verbe sur l’horreur et l’absurdité de la Grande guerre, la souffrance de l’humanité. La voix vient d’outre-tombe, d’un mort vivant qui s’extirpe d’un trou d’obus, qui rassemble des bribes de mémoire. A lui tout seul, le personnage assis dos au mur, homme vieilli, à lunettes, vêtu d’un complet trois pièces et chapeau melon représente des millions de voix éteintes par le sang meurtrier des champs de bataille.
A elle toute seule, la comédienne Hélène Firla, incarne les émotions du chœur des tragédies grecques. Et le sang coule. Dès les premières phrases, on oublie que l’homme est interprété par une femme. Ce qui se déroule devant nos yeux nous plonge au cœur de l’humanité et dans sa fragilité.
Comme c’est absurde ! Bardamu s’est engagé sur un coup de tête dans l’armée, séduit par la musique et la belle allure d’une parade militaire ! Une fois au front, il est en proie à l’horreur et à l’absurdité de la guerre.
« Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. »
Comme c’est absurde et révoltant ! Faut-il que ce soit la guerre qui révèle les tréfonds de la nature humaine ? Faut-il que la bête resurgisse indéfiniment ? La terrifiante volupté du sang dans chaque massacre, dans chaque hécatombe ne supprime-t-elle pas les moindres formes d’amour ou d’intelligence ? Les héros ivres d’orgueil ne croient même pas à leur propre mort ! Et, devant les récits d’héroïsme, les spectateurs trépignent de joie…quelle folie !
Louis-Ferdinand n’a que 20 ans quand il est entraîné dans le sillage du grand Carnage. Avec ce texte, nous sommes face à un véritable Guernica littéraire, une explosion de parler vrai, une dénonciation de la mort par bêtise humaine. Le délire verbal rejoint le délire sur le front. Le langage châtié croise avec l’insolence et la liberté de l’expression populaire, mais tous les humains sont otages de l’hydre de la guerre.
Dès les premières lignes, Bardamu avoue sa peur :
« On était faits comme des rats ! » « Moi, je leur avais rien fait aux allemands ! Une formidable erreur ! »
Dès le début, il sait qu’il est lâche, qu’il n’a pas l’étoffe du héros. C’est quoi, ce patriotisme, cette gloire, sous le couvert d’un soit-disant altruisme ? Il est embarqué dans une croisade apocalyptique sans fuite possible, convaincu qu’il aura de moins en moins d’espérance d’en revenir.
« Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop ! »
lâche-t-il dans un souffle, épuisé de sa lutte frénétique contre l’obscurité bouleversante des « homicides énormes et sans nombre ». L’anti-héros est endossé avec grandeur par une femme, Hélène Firla qui, avec immense talent et dans une multitude de registres, expose devant un public cloué de stupeur cette humanité bafouée, au sein de la vaste farce globale et ne rêve que de l’anéantissement de l’autre.
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