Au théâtre Varia, fin janvier. J’assiste à la reprise du Woyzeck de Dezoteux. Scénographie ultra-léchée, atmosphère étudiée, dramaturgie intellectualisée. Tout est réuni pour que soit belle la soirée. Pourtant, je ne serai pas touchée. Le spectacle est beau. Je le sais, je le sens. D’ailleurs, trois rangs devant moi, les spectateurs sont happés. Ils vivent, je le perçois, la folie qui progressivement s’empare de Woyzeck. Moi pas.
Alors je m’interroge. Qu’est-ce qui scinde à ce point mon cerveau, qui aime ce qu’il voit, de mes sentiments qui à peu de moments seront ébranlés ? Qu’est ce qui me fait prendre de la distance face à ce qui se joue sous mes yeux, pourtant tragique et intelligemment amené ? Pourtant encensé par de nombreux collègues à sa création ?
Quelques jours plus tard, une consœur me confie qu’elle a fait une critique plutôt négative d’un spectacle qu’elle a vu deux semaines auparavant. Pas de chance, elle l’a revu la veille… et l’a beaucoup apprécié. « C’est un peu comme si je n’avais pas vu le même spectacle, me confie-t-elle ».
D’un soir à l’autre, d’une représentation à l’autre, il y a donc différence de partitions, différence de perceptions. Et à ce jeu, la « faute » est répartie des deux côtés du quatrième mur.
D’un côté, moi, spectateur. Si j’arrive au théâtre après une journée archi-chargée, pleine d’électricité, d’un boss qui m’a cassé les pieds et d’envie de me reposer, peut-être vais-je passer à côté de la pertinente violence du propos présenté … simplement parce que je veux me ménager du doux, du bon, et que ce n’est pas ce qui m’est offert. Ou le contraire. Pire, il se peut que le comédien en scène ait une intonation qui soit terriblement proche de celle du dit patron. Et là, le compte est bon ; sans doute vais-je passer complètement à côté de la représentation.
Ou peut-être le sujet traité me titille-t-il trop profond, fond ou forme, dans mes angoisses, mes troubles ? Peut-être vais-je être imperméable à tel sujet parce qu’il me rappelle trop douloureusement que, moi aussi, j’ai mal à « ça » ? Que cette forme, emportée ou, au contraire, trop lisse, me touche dans ce qu’esthétiquement je déteste.
Au contraire, je vais peut-être voir un spectacle alors que je viens tout juste de tomber amoureux/gagner au loto/dîner dans un resto étoilé (biffer les mentions inutiles ; pour les chanceux, elles sont compatibles, ndlr). Sur mon petit nuage, je vais oublier certaines faiblesses de la pièce, et n’y voir que ce que je suis venu chercher.
Et puis, il y les règles qu’on se fixe, les façons qu’on préfère. Moi, j’aime le jeu naturaliste. Pas de chance, celui des comédiens de Woyzeck était typé et plus extérieur. Et ce soir-là, c’était sans doute suffisant pour que ça m’éloigne du propos abordé. Je n’ai absolument aucune idée de ce qu’il en aurait été le jour précédent ou le suivant.
Pratico-pratique (mon boss/mon dîner étoilé) ou psychologique (mes angoisses/mon extase amoureuse), l’affect que je traîne, moi spectateur, à un soir de représentation a donc un impact fort sur ce que je vais y recevoir.
De l’autre côté, toi, acteur. Qui a toi aussi tes énergies variables, tes corps adaptables, tes envies modifiables. Et dois faire avec, soir après soir. Parfois, tu reprends, pour mon plaisir de spectateur, un spectacle dont tu sens avoir fait le tour, déjà, quelques saisons durant. Parfois, tu as vécu une direction d’acteur épouvantable, et tu vas au turbin comme on va à la mine. Et tu as beau avoir trimé à l’école de théâtre, t’être formé athlète des sentiments et sportif de la scène, certains soirs, tu as envie de raccrocher les gants, d’enlever les crampons. Parfois, c’est celui qui te donne la réplique qui a un coup de moi, entraînant à sa suite l’ensemble du plateau. Parfois, tu es heureux, bien dans ton corps et tes baskets. Parfois, alors, c’est tout le contraire, et la scène frisera le splendieux, le magique, l’exceptionnel.
Et tout ça, c’est tant mieux.
Parce que, d’un côté comme de l’autre, toi acteur, moi spectateur, sommes êtres de chairs et de sangs. Parce que le théâtre est encore, est toujours cet instant à nul autre pareil, celui qui, au lever du rideau, à l’éclairage plateau, verra se construire, de part et d’autre de la salle, ces magies de sensations, ce dialogue d’émotions.
Mais, pour moi spectateur, pour toi acteur, le spectacle se prolongera, dans nos têtes, nos vies, nos cœurs et nos corps, au-delà de la représentation. Parce qu’il conviendra pour chacun de pondérer les sentiments de réflexions bien choisies. Parce que, comme au foot, le théâtre se vit aussi en troisième mi-temps. Celle qu’autour du bar, au creux d’un fauteuil, au fond d’un foyer, on décidera de se créer. Entre nous. Parce qu’il est une école de l’écoute et de l’échange comme il est un apprentissage des planches. Qu’il est nécessaire que moi, spectateur, je devienne coureur de fond de l’écoute, de la réception, de la compréhension. Qu’il est nécessaire que toi, acteur, tu puisses entendre mon sentiment. Qu’il est indispensable que nous deux, on se parle de cœur à cœur, et de voix à voix. Parce que nous savons bien, toi et moi, que nous allons au théâtre pour nous divertir autant que nous avertir. Parce que tout ça n’est qu’un jeu, très sérieux, qui se vit, aussi, surtout, après. Entre nous. Et bien au-delà.
Pour voir, recevoir, vibrer et échanger ce mois-ci… et un peu après
Laïka , d’Ascianio Celestini et David Murgia, au Théâtre National, du 04 au 11/02, www.theatrenational.be
Taking Care of Baby, de Dennis Kelly, mes Jasmina Douieb, à l’Atelier 210, du 21 au 25/02,
www.atelier210.be
Que reste-t-il des vivants , de Laurent Plumhans, au Théâtre de la Vie, du 14 au 25/02,
www.theatredelavie.be
Et avec sa queue, il frappe (reprise), de Thomas Gunzig, au Théâtre des Tanneurs, du 07/03 au 11/03 et du 14/03 au 18/03,
www.tanneurs.be
… et parce que la danse, c’est bien aussi…
A Love Supreme (reprise) de John Coltrane, Anne Teresa de Keersmaker et Salva Sanchis, à la Monnaie, du 23/02 au 04/03,
www.lamonnaie.be
Kalakuta Republik , de Serge Aimé Coulibaly, aux Halles de Schaerbeek, du 15 au 17/02,
www.halles.be