Villa dolorosa
« Peut-être qu’on est seulement du matériau de remplissage entre les grands esprits comme... Shakespeare et Derrida, Copernic et Sartre. »
"Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire" pourrait être la rengaine des enfants de la famille, ironiquement dénommée Freudenbach (ruisseau de joie).
Irina, Macha, Olga et André doivent leurs prénoms à des parents russophiles admirateurs de Tchekhov. Dans leur monde, où leur culture ne leur semble d’aucune aide, puisqu’à l’ère du matérialisme effréné il n’y a plus de place pour l’utopie, ils semblent tous vaincus par l’apathie, incapables de donner un sens à leurs vies, de trouver le bonheur ou quelque apaisement.
D’anniversaire en anniversaire, Irina, éternelle étudiante ayant du mal à quitter son lit, se plaindra de la musique, des invités, des cadeaux reçus… Olga, enseignante, deviendra directrice d’école, Macha s’étiole dans un mariage sans amour et voit son amant l’abandonner. André oubliera d’écrire, accaparé par la nécessité de gagner de l’argent pour faire vivre sa famille.
Des "Trois sœurs" de Tchekhov, Rebekka Kricheldorf conserve l’atmosphère de désillusion face à un monde en transition. Et si une grande mélancolie sourd au gré du texte, une ironie féroce emporte les propos d’une génération en manque d’idéal dans un monde qui offre peu de perspectives.
Distribution
texte Rebekka Kricheldorf • jeu France Bastoen, Anne-Pascale Clairembourg, Isabelle Defossé, Thierry Hellin, Nicolas Luçon, Déborah Rouach • dramaturgie & mise en scène Georges Lini • assistanat à la mise en scène Sébastien Fernandez • scénographie & costumes Renata Gorka • lumières Jérôme Dejean • régie générale Luis Vergara Santiago
Vendredi 27 septembre 2019,
par
Jean Campion
Une Famille inerte et explosive
Dans "Villa dolorosa", Rebekka Kricheldorf imagine que des parents cultivés et russophiles ont prénommé leurs enfants Olga, Irina, Macha et Andreï. Clin d’oeil aux "Trois soeurs" de Tchekhov, dont sa pièce reprend le thème de l’immobilisme. Mais la dramaturge allemande adopte un angle d’attaque et un style très différents. Chez l’auteur russe, les soeurs se ménagent, se réfugient dans les silences, les non-dits. Très soudées, les héroïne de Kricheldorf osent tout se dire. Sans filtre. Leur sincérité et leur goût de la provocation électrisent la comédie et la rendent humaine et décapante.
Chiante ! Irina Freudenbach a fêté ses trente-huit ans par une soirée chiante. Une désillusion de plus ! Etudiante papillonnante, elle s’inscrit en philosophie, en sociologie, en biologie... Malheureusement, elle préfère rester au lit ou réfléchir plutôt que d’assister aux cours. Plus courageuse, sa soeur aînée Olga a un métier : institutrice. Mais elle méprise ses élèves. Macha, la plus jeune soeur, a épousé Martin, un professeur et se fane à côté de ce mari qu’elle n’aime pas. Elle voudrait travailler, retrouver un contact avec la terre. Pour elle, la culture est un handicap : "Qui lit ne vit pas, qui vit ne lit pas." Olga et Irina pestent aussi contre leurs parents, qui leur ont fait lire Nietzsche et Schopenhauer, au lieu de les armer pour affronter la société. Andreï, leur frère, s’embourbe dans la préparation du grand roman, qu’il prétend écrire. Habitué à l’insolence de ses soeurs, il leur demande d’accueillir gentiment son ami Georg, dont la femme multiplie les suicides ratés.
Ce Georg, qui rêvait de devenir marin, est directeur d’une fabrique d’emballages. "Une vie de merde", confie-t-il en souriant. Son détachement, sa faculté d’émerveillement, ses expressions poétiques créent un courant de sympathie. Climat plus tendu, lorsqu’Andreï présente sa petite amie. Avec ses vêtements criards et ses formules à l’emporte-pièce, Janine apparaît comme une intruse. Mais cette "pauvre" au passé douloureux est une femme énergique, qui sait ce qu’elle veut. C’est elle qui, pour lutter contre la décrépitude de la villa, gérera les finances de ses habitants. Son réalisme défie l’inertie des Freudenbach.
Janine et Andreï ont maintenant deux enfants. Leurs photos remplissent les cadres. On a sacrifié quelques arbres du jardin, pour le bac à sable. Irina continue à empiler les anniversaires foireux. Incapable d’orienter sa vie, elle s’enlise dans l’oisiveté. Tiraillée entre son amour pour Georg et sa crainte de revivre l’échec de son couple, Macha pique des crises de nerfs. Olga a été promue directrice : il en fallait bien une ! Elle gagne mieux sa vie, mais râle toujours contre la débilité des élèves et de leurs parents. Pour nourrir sa petite famille, Andreï travaille dans une administration. Quand une occasion en or de consacrer six mois à son roman se présente, il la laisse passer : "Je ne suis pas prêt." Les habitants de la Villa dolorosa sont des velléitaires qui s’enivrent de paroles et d’alcool. Quand ils se disputent, ces vieux enfants peuvent se montrer cruels, mais ils s’excusent très vite. Leur amour profond les a vaccinés contre la rancune.
Paradoxalement, cette pièce sur l’immobilisme déborde de vitalité. Le style de Rebekka Kricheldorf, qui se livre à un "carnage verbal" est nerveux et mordant. Le metteur en scène Georges Lini a voulu que les acteurs et actrices puissent construire librement leur personnage. Sans contrainte d’un décor. Le résultat de ce travail est enthousiasmant. Grande complicité entre six comédiens qui nous font beaucoup rire et parfois nous touchent par leur sincérité désarmante. Irina ( Anne-Pascale Clairembourg) affiche une désinvolture infantile, Olga (France Bastoen) nous surprend par son cynisme ou ses excentricités, Macha (Isabelle Defossé) crie son mal-être, sans mesure. Leurré par ses prétentions d’écrivain et ses pensées fumeuses, Andreï (Thierry Hellin) recherche l’équilibre offert par une épouse rassurante. Otage d’une femme suicidaire, Georg (Nicolas Luçon) se sent attiré par l’effervescence des Freudenbach. Janine (Deborah Rouach) a un comportement de battante, bien déterminée à se faire respecter. Elle est la seule à trouver un sens à sa vie. Au sommet de leur art, ces comédiens nous font vibrer, en nous entraînant dans un spectacle intense et jubilatoire.
Mercredi 25 septembre 2019,
par
Dominique-hélène Lemaire
Genre : Datcha moderne
Sur les planches du Théâtre des Martyrs, dans une agréable scénographie et des costumes signés Renata Gorka voici venu un partage généreux et désespéré ! Oh le beau Samovar ! C’est le cadeau d’anniversaire détesté dans « Villa dolorosa » (2009), une comédie dramatique de l’auteur allemande Rebekka Kricheldorf qui met en scène une génération Y résignée, en panne d’inspiration devant la déliquescence du monde et l’absurdité du quotidien. Érosion des valeurs : les cadres aux murs sont intégralement vides. Pourtant les parents défunts ont abreuvé leur descendance de culture et l’on projetée dans ce que l’on appelle l’élite intellectuelle. Las, les jeunes Freudenbach sont totalement désœuvrés et pétris de mal-être. Ils n’ont aucune prise sur le présent. Soit ils batifolent dans le passé, soit, ils errent comme des âmes en peine dans un improbable futur. Les dessertes croulent sous la valse des bouteilles, l’alcool coule à flots. Le spleen est devenu du cuivre en fusion dont les reflets nimbent tous les costumes. Malgré la musique, l’enfer est proche.
Et pourtant la villa est si belle, avec son vieux Chesterfield si accueillant, sa splendide verrière donnant sur un jardin plein d’exotisme, et le saule imaginaire est …tellement pleureur. Mais sous le tapis, la pourriture gagne, ni poudre de Perse ni naphtaline n’en viendront à bout. Et les filles dont le patronyme signifie « Rivière de joie », s’ébattent dans le grand espace vide, dans un rythme endiablé, se mettant à nu comment si elles étaient à la plage. Se coupant la parole, gloussant, pleurant, se saoulant, dysfontionctionnant à qui mieux mieux, liées par le sang, les désillusions, et les désirs excentriques, dans un jeu vertigineux et sans merci semé de rires et de pardons mutuels. Mais la fête d’anniversaire est chaque fois un bien triste simulacre. Où il apparaît que peut-être l’homme n’est pas doué pour le bonheur. Surtout si le bonheur, c’est l’utopie travail et celle des enfants heureux.
Dans ce huis-clos déboussolé et délirant, le monde est vide et désenchanté, à la manière de celui des « Trois sœurs » de Tchékhov. C’est le nôtre. En plus grave encore ? Olga dans son tailleur de prof ( ah ! l’admirable France Bastoen !) est toujours cette femme fidèle à elle-même, qui, bien que névrosée, tente de tenir l’équilibre familial à bout de bras, Irina ( Anne-Pascale Clairembourg) à elle toute seule un symbole d’une jeunesse en mal d’avenir, Macha ( Isabelle Defossé, plus tragique que jamais), cette amoureuse tourmentée, mal mariée avec Fiodor alias Martin qui habite l’appart d’en face. Compliqué ! Quand, toute jeune, elle est partie avec lui, « C’étaient les hormones ! » avoue-t-elle. Maintenant elle meurt de désir pour le ténébreux et placide Georg ( Nicolas Luçon), marié par ailleurs, avec une neurasthénique sans cesse au bord du suicide.
Quand à la Natalia, la fiancée pétulante, celle-ci est ramassée dans un parc, puis devient la compagne d’Andreï ( incarné par le très charnel Thierry Hellin), leur frère à toutes, en constant mal d’écriture, et à court d’argent. Elle s’appelle très prosaïquement Janine. Une « pauvre » lance-t-il en s’excusant. Certainement la plus craquante et la plus galvanisante de la bande. Elle affiche une tendresse inconditionnelle pour son loser de mari, pour ses adorables enfants à la santé fragile, pour cette maison qui se lézarde. Mais qui sait ? Peut-être est-elle la plus riche de toutes ? Celle qui fuit le privilège de glandouiller, réfléchir, être en dépression. Celle qui n’a renié ni le travail, ni les enfants.
La cruauté et le désespoir ont même envahi la langue. Un parler piquant, syncopé, brut, ivre, désillusionné, fait de bombes et de propos cinglants. Ultra modernes, comme la solitude du même nom. Tout le monde parle en même temps, comme si la « vita dolorosa », devait être expulsée au plus vite de leur être martyrisé. Mais quand s’écoutent-ils vraiment ? Le public, lui, est toute oreille, devant ce déferlement d’affects si magnifiquement interprétés. La luxuriance des mouvements du corps et des postures fascine par leur modernité et leur présence. Cette pièce flirte avec l’intensité d’un thriller fracassant : le dehors fait peur, la villa les protège, mais elle s’avère de plus en plus fragile. Seul leur lien familial les console, ou les airs d’opéra, une chance ! Le jeu partagé est extraordinaire et longtemps on pensera à la voix, à la silhouette, aux postures de l’intrépide Janine ( l’exquise Deborah Rouach, on l’adore !), alerte et brillante, qui refuse de frire dans le chaudron du temps immobile.
Georges Lini dirige avec brio les désirs inassouvis de sa brochette de comédiens si bien choisis. Solistes émouvants, les orphelins de la vie vibrent à l’unisson dans cette épopée moderne du désenchantement. C’est magnifique et foisonnant.
Dominique-Hélène Lemaire
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