Ce qui fait la beauté du spectacle n’est pas seulement le décor de l’équipe bien rôdée de Marc Cocozza, un décor aussi soigné que celui d’une antique boîte à biscuits, c’est la superposition extraordinaire de niveaux d’écoute qui rendent l’œuvre universelle et en font une leçon de vie et une leçon de mémoire. Et quelle polysémie dans cette complexité symphonique ! S’opposent sur le plateau l’allemand et le français, l’ancienne Europe et les Etats-Unis avant-gardistes, la réflexion et l’émotion, la jeunesse et la maturité, le maître et l’élève, le père et le fils, le piano ou le chant et la poésie, la dépression et l’exaltation, le devoir de mémoire et le pardon… et la liste n’est pas close ! Plusieurs thèmes bouleversants forment l’armature de la pièce : la controverse de l’élection de Waldheim élu président de la République d’Autriche 8 juillet 1986, le déni général du passé nazi de l’Autriche. La transmission et le devoir de mémoire. Mais aussi le pouvoir de rédemption de l’amitié et de l’art, l’importance de de l’appartenance à une culture donnée, allemande en l’occurrence, Heinrich Heine. Tout ceci est traversé par l’utilisation de la dérision et de l’humour comme protection, voici un savoureux festival d’humour juif.
Ce n’est pas fini. Le cycle de chansons de Schumann : Dichterliebe constitue autant de volets …bénéfiques à l’articulation de la pièce. Des paroles de désir et de volupté se greffent sur la mélancolie de la musique : de la beauté pure, à en croire le profeseur de musique ! Ces volets illustrent à la perfection la belle phrase de Bertold Brecht : « La qualité d’un homme se révèle à travers ce qu’il pleure et la manière dont il le pleure » Le langage universel de Liszt, Beethoven, et des variations Goldberg de l’Aria de Bach seront également de la partie… Détail intéressant : en fin de tableau, tandis que Mashkan joue un morceau, une version enregistrée survient, parfaitement alignée sur la musique jouée, jusqu’à ce qu’elle soit interrompue par le premier accord qui ouvre la nouvelle scène, comme par magie ! Un procédé où lumières, musique et comédiens sont orchestrés à la seconde près... Travail millimétré !
Ceci nous mène évidemment à parler du travail gigantesque du metteur en scène, Jean-Claude Idée. In illo tempore, il nous a dit avoir reçu des mains de Jean Piat (...quel maître !) la traduction de la pièce « Old Wicked songs » à l’affiche de Broadway plus de 200 fois en 1996… Une des œuvres de Jon Marans, auteur New-Yorkais. Le titre se réfère à la dernière chanson du cycle de Schumann « Die alten, bösen Lieder ». Jean-Claude Idée laissa fermenter le projet pendant dix ans. Il est en effet très malaisé de monter un tel spectacle qui, sans être une comédie musicale, marie le verbe, le roi des instruments de musique, et le chant sur scène. Le tout en traduction française avec des passages en allemand. C’est finalement l’adaptation très fluide de Thomas Joussier de 2010 qui a été retenue pour la qualité de la version française. Mais surtout, Jean-Claude Idée a fini par trouver en Alexandre von Sivers et en Jean-François Brion, les deux fabuleux interprètes qu’il attendait.
Ceux qui savent mettre des sentiments à la fois sur un clavier, des mots et des paroles. Des comédiens qui savent d’instinct trouver la gestuelle adéquate quand les mots se dérobent et que l’indicible apparaît.
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