Un grand amour
Theresa Stangl mène une vie paisible à Sao Paulo jusqu’à un jour de 1971 où une journaliste sonne à sa porte. Gitta Sereny vient la questionner sur son mari, aujourd’hui décédé, et sur la profession qu’il a exercée. Trente ans auparavant, Franz Stangl était SS. Il commandait les camps de Sobibor et de Treblinka.
Une fois seule, Theresa se repose les questions qu’a soulevées cette visite inopportune. Que n’a-t-elle pas vu ou n’a-t-elle pas voulu voir ? Qu’a-t-elle ignoré tout en le sachant ? Jusqu’où l’amour de cet homme l’a-t-elle menée ?
Jean-Claude Berutti adapte pour la scène le récit incandescent de Nicole Malinconi. C’est tout une vie troublée qui se joue là, en à peine plus d’une heure. Janine Godinas sera Theresa Stangl.
Production Compagnie Jean-Claude Berutti / Rideau de Bruxelles.
En partenariat avec le Théâtre des Martyrs / Théâtre de Roanne / Château de Goutelas – CCR.
Rencontre MA 7 novembre - après le spectacle.
Avec Nicole Malinconi (sous réserve) et l’équipe du spectacle.
Distribution
Écriture Nicole Malinconi
Mise en scène Jean-Claude Berutti.
Avec Janine Godinas.
Scénographie et costume Rudy Sabounghi / Images Florian Berutti / Lumières David Debrinay / Assistanat à la mise en scène Suzanne Emond.
Dimanche 29 octobre 2017,
par
Catherine Sokolowski
Journal d’une complicité passive
Dans ce spectacle, Janine Godinas endosse pendant quelques dizaines de minutes les responsabilités de Theresa Stangl, épouse d’un bourreau SS. Frantz Stangl a été, entre autres, commandant de Sobibor et de Treblinka. « Les raisons de ne plus l’aimer, moi, je les ai contournées ». Effectivement, Theresa s’est contentée de réponses vagues et de mensonges, là où elle n’aurait pas dû fermer les yeux. Magnifique interprétation de Janine Godinas dans ce rôle de femme lâche et antipathique qui utilise l’amour pour excuser l’inexcusable.
A l’origine du monologue théâtral, un livre écrit par Gitta Sereny, journaliste britannique ayant longuement interviewé Frantz Stangl, arrêté en 1967, puis sa femme, après la mort de ce dernier en 1971. Nicole Malinconi, brillante auteure belge a transformé ce recueil d’interviews pour le théâtre en imaginant que Theresa apportait une nouvelle lecture des événements. La mise en scène sobre et intimiste de Jean-Claude Berutti est centrée sur l’actrice qui démontre une fois de plus l’étendue de son talent.
Un grand miroir, un confortable fauteuil, un papier peint désuet décoré de plantes exotiques, une petite table surmontée d’une lampe et d’un cendrier. L’atmosphère tamisée prête à la confession. Theresa revient sur les événements du passé, depuis 1938, date de l’adhésion de son mari autrichien au parti nazi, en passant par les années de guerre à Sobibor et Treblinka, puis sur la fuite de la famille en Syrie, et enfin sur les seize années de quiétude dans une belle maison au Brésil.
Bien sûr, Theresa s’est posé des questions. Lors de l’adhésion au parti SS, ou encore, plus tard, en entendant le commentaire d’un lieutenant : « c’est terrible ce qu’on fait ici ». Oui, seulement Frantz, fonctionnaire, n’avait qu’un rôle administratif. Ce n’est pas lui qui tuait les juifs ! Parfois elle a été jusqu’à se refuser à lui, le corps avait compris mais l’esprit restait fidèle au bourreau. Elle a passé toutes ces années à trouver des excuses pour se disculper, la naissance d’un enfant, la fin de la guerre, l’absolution par le Père Mario. Elle n’a jamais vraiment réagi, selon elle, l’amour a été le plus fort. La complicité passive devenant assez évidente, Gitta Sereny pousse Theresa dans ses derniers retranchements et lui pose une question fondamentale (qu’on ne dévoilera pas ici). Septante-cinq minutes intenses, une interprétation magistrale, beaucoup de rigueur dans l’analyse psychologique du personnage et une très belle mise en scène, en résumé, un spectacle à recommander.
Vendredi 27 octobre 2017,
par
Dominique-hélène Lemaire
Se voir en vrai
Intérieur bourgeois et sans éclat. Un fauteuil presque Voltaire, une petite table de chevet ronde qui a perdu sa vitre, et dessus un verre à liqueur et une bouteille de spiritueux d’origine allemande. Les motifs de la tapisserie faite de lourds feuillages de jungle se prolongent au sol. Au centre, l’oeil du monde : un immense miroir doré se penche vers les spectateurs et dans lequel ils se voient. C’est sans doute cela, le plus important. L’adresse du spectacle sera multiple : la comédienne à elle-même, la femme de l’histoire à sa conscience assassinée, cette même femme aux générations d’après, cette femme-comédienne et son double au public présent et à chacun de nous en particulier. La salle est comble.
C’était la première ce soir ! La mise en scène de Jean-Claude Berutti est un chef d’œuvre. Splendide interprétation de Jeanine Godinas, qui creuse de façon poignante et imperturbable le fond des ténèbres, braque une lumière sans la moindre indulgence sur cette femme de... qui ne réussit pas à être femme à …part entière. Femme debout qui aurait osé braver son mari et demander des comptes à la banalité du mal. Elle est au contraire, régulièrement abusée par les mensonges lénifiants du mari SS, commandant en chef des horreurs des camps d’extermination de Treblinka.
Jeanine Godinas épouse le destin de cette Madame Stangl pour en extirper l’horreur confondante. Elle balaye sans concessions et avec immense justesse les différentes étapes de la vie de cette femme de grand criminel de guerre qui prit délibérément - plutôt que viscéralement - la passion amoureuse pour son époux, comme écran pour ne pas regarder la réalité en face ! Fracassée par les doutes, elle se laisse néanmoins bercer d’illusions malgré les preuves évidentes qu’elle récolte au fur et à mesure autour d’elle. On lui ment, elle se ment à elle-même et se trahit. Le grand amour qu’elle croit étreindre est voilé, fêlé par l’abominable vérité. On est happé par la force des confidences, l’analyse minutieuse de la complexité des sentiments, la réalité des terribles vérités, et le charme charismatique de la belle personne et de la grande dame qui se trouve être comédienne ! Une comédienne qui ne ment pas et que l’on regarde en vrai. Le je et son double. Une voix de chair et de femme, d’amour et de résignation lorsque le questionnement se meurt.
« L’amour avait tenu la vérité, comme en suspens ! » Theresa Stangl réalise qu’il n’y a pas de cloison entre le travail aux « constructions dans le camp d’extermination et les mise à mort. Elle réalise que son grand amour lui a servi de cloison entre l’horreur du mal et son confort de mère de trois enfants. Tellement humain et tellement lâche à la fois ! Elle saisit fébrilement toute occasion de disculper celui qu’elle aime, même si au fond de son corps, la honte l’envahit, car le corps sait. Ses pensées s’enlisent dans le magma des mensonges. Grâce à un passeport du Vatican, un des monstres responsables du génocide retrouvera sa famille en Syrie, puis s’installera au Brésil. Une terre où l’on ne parle pas de Sobibor ou de Treblinka. La femme se souviendra avec fierté de sa belle maison, des terrasses du confort… Et ne posera plus de questions.
Nicole Malinconi, l’auteur du récit, insiste : « Pourquoi n’a-t-elle pas menacé de quitter son mari s’il ne quittait pas Tréblinka ? « … si vous l’aviez acculé ? » Theresa se souvient de ses juvéniles rafales de questions qu’elle ne pouvait s’empêcher de formuler et qu’il rejetait, tantôt avec violence tantôt avec douceur menteuse. Mais elle ne lui a jamais tenu tête ! Le confronter aurait tué son « amour »…son seul viatique, son unique lumière. Un amour voilé, fêlé, frelaté, obscurantiste auquel manquait le courage, et qui, dissimulant l’innommable, n’est même plus de l’amour. « La vérité est une chose trop terrible pour que l’on puisse vivre avec elle ». Et le reste… est questions. On n’en n’a pas fini !
Dominique-Hélène Lemaire