Savourant une chope, dans la taverne où son père est serveur, un jeune homme, sanglé dans son bel uniforme, rayonne : il vient d’être nommé caporal. Défendre la patrie donne enfin un sens à sa vie, explique-t-il à son père. L’armée lui offre une sécurité matérielle et un avenir, alors que la société le condamnait au chômage à perpétuité. Le papa reconnaît que la jeune génération n’a pas eu de chance. Mais pacifiste depuis la guerre 14-18, il considère que l’armée fait avant tout le bonheur des marchands d’armes. Les échanges tournent à l’aigre. Excédé par les reproches et l’arrogance de son fils, le père le gifle...
Dans une harangue, ponctuée de bruits de bottes et de saluts nazis, le caporal clame sa foi dans une nation conquérante. Il trouve dans son capitaine un second père, habile à exalter sa ferveur guerrière. Mais ce mentor rassurant est fauché par des tirs ennemis. En volant à son secours, le jeune soldat est touché au bras. Une blessure grave, incompatible avec le métier des armes.
Réaliste au début, le spectacle bascule dans un univers plus onirique. Normaux, masqués ou fantomatiques, les personnages amènent le héros à se sentir prisonnier d’une impasse et le plongent dans un désarroi de plus en plus profond. Il se cogne à l’indifférence d’une infirmière muette et d’un prêtre qui l’abreuve de formules creuses. Les désillusions s’enchaînent. Par le biais d’une lettre, il découvre la lâcheté de son capitaine et en arrive à coucher avec sa veuve. Un croche-pied du destin. Cette aventure sans lendemain renforce sa frustration. Il est à la recherche d’une jeune fille, dont il est tombé amoureux. Entrevue furtivement, elle habite ses rêves, mais il ne la retrouvera jamais.
Dans le roman d’Odön von Horvath, le héros glisse vers la mort, aspiré par une fête foraine, peuplée de créatures bizarres. La mise en scène de Benoît Verhaert l’évoque par un palais des glaces "où le fils s’égare comme dans un mauvais rêve". Musiques, lumières, maquillages et masques nous entraînent dans le phantasme. Par ses fréquentes interventions, Gilles Masson nous rappelle que nous assistons à un spectacle. Il installe des éléments de décor, crée des univers sonores, chante la misère et manipule le héros, comme un marionnettiste. Jouant successivement le rôle d’un père démissionnaire, d’un capitaine envoûtant, d’un prêtre fonctionnaire et d’un patron intraitable, Benoît Verhaert représente l’incapacité de répondre aux attentes d’un fils. Et Laurie Degand incarne les deux femmes qui lui "volent" son amour. Sans repères, ce "fils de notre temps" découvre peu à peu que le nationalisme, auquel il croyait aveuglément, est une idéologie qui broie l’individu. Une prise de conscience que Cédric Cerbara vit avec amertume et un désespoir rageur. Très complémentaires, les quatre comédiens insufflent au spectacle une grande vivacité.
En publiant ce roman, à l’aube de la deuxième guerre mondiale, von Horvath lançait un appel au secours, qui trouve un écho inquiétant aujourd’hui. On ne peut ignorer les tiraillements entre les pays européens, la montée du populisme et les victoires des partis d’extrême-droite. Des similitudes qui font de ce spectacle un tremplin d’échanges. Après chaque représentation, Benoît Verhaert propose aux spectateurs de participer à un débat. Pas seulement pour revenir sur les méfaits du nazisme. Son adaptation théâtrale insiste sur le rôle primordial des parents. Privés de leur soutien, leurs enfants risquent de dériver dans une société hostile. Autre source de discussions : le désengagement politique. Celui qui refuse de participer à la gestion du monde, dans lequel il vit, ouvre la voie aux partis extrémistes. Sans prétendre livrer un message, la démarche de Benoît Verhaert justifie le conseil de Schopenhauer : "Ne pas se rendre au théâtre, c’est faire sa toilette sans miroir."
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