En fond de scène, trône un sombre container, symbole par excellence du commerce international, donc du mercantilisme, de la surconsommation et de l’épuisement des ressources. Au-delà de la symbolique, cette masse imposante se révèle également un objet chorégraphique et chorégraphié, puisqu’il se déplace et interagit avec les danseurs, et vice-versa.
Huit danseurs (trois femmes et cinq hommes) dans des costumes bigarrés, tant au niveau de leur forme que de leurs couleurs, évoluent sur le plateau et traduisent dans leurs gestuelles différentes visions d’une terre qui a perdu son équilibre : acharnement à vouloir posséder, pulsions violentes voire cannibales, déni de la réalité, présente ou à venir, mobilisation éco-féministe ignorée et corps désemparés, épuisés. Le décor sonore fait la part belle à des fracas métalliques et grondements de machines (directement enregistrés sur des chaînes de production) et est ponctué d’extraits de discours ou d’interventions qui interpellent et mettent en garde depuis un demi-siècle (traduits en français par la voix off de Laure Saupique).
« Toumaï » est le surnom donné au fossile d’un primate retrouvé au Tchad, qui pourrait être le chaînon manquant entre le singe et l’homme, le trait d’union symbolique qui relie l’humanité à la nature. « Toumaï » signifie « Espoir de vie » dans la langue gorane parlée au Sahara central et fait référence aux enfants nés pendant la saison sèche, au moment où la survie est la plus difficile.
« Everything is interconnected » clame une voix off tandis que chaque interprète plonge la tête dans un sac de shopping et se saisit de deux autres sacs. Tous errent comme une foule aveugle et avide d’achats, se heurtant les uns les autres et au container. Le mouvement se transforme en incantation au dieu du commerce avant de dégénérer dans un déchaînement de frustration et de colère.
Le premier tableau en appelle d’autres qui vont évoquer la limite nécessaire à la croissance pour éviter l’effondrement, la conscience déjà ancienne - « ils savaient déjà » – des conséquences de l’industrialisation sur le climat, les années perdues sans réaction qui menacent la survie même de la planète, l’esprit fragmenté qui empêche la connexion, l’alimentation qui mène à la faim, la pauvreté et la violence, les activités que l’on sait dévastatrices et qui pourtant se poursuivent, et les voix qui s’élèvent, appelant à aider la terre à guérir de ses blessures pour guérir les nôtres, mais ne sont pas entendues.
Loin d’utiliser une thématique en vogue actuellement, la démarche de Thierry Smits s’inscrit dans une volonté affirmée de « trouver des solutions pour diminuer l’empreinte écologique et augmenter l’impact social ». La stratégie de diffusion de sa compagnie a ainsi été adaptée pour ralentir le rythme des tournées et privilégier les représentations au Studio de la compagnie situé au cœur de Saint-Josse. Le chorégraphe espère amorcer un changement de dynamique au sein du monde culturel. Le secteur de la danse semble particulièrement préoccupé par le changement climatique si l’on en juge par la démarche similaire adoptée, notamment, par la Anton Lachky Company.
Comme toujours chez Thierry Smits, la danse est dominée par la précision, l’énergie, qui contraste avec des respirations plus calmes, et une attention constante à l’esthétique de la pièce. Le tableau sombre de post l’effondrement bio-climatique que dresse le chorégraphe n’est pourtant pas dénuer d’humour, de poésie et d’espoir. En témoigne la dernière scène empreinte de solidarité qui semble dire qu’il est encore temps de choisir entre résilience et catastrophe.
Didier Béclard
Photo © Hichem Dahes