Dès les premières scènes, on ressent l’âpreté des rapports humains. Une clocharde proteste violemment contre la concurrence des étrangers : l’aide alimentaire, c’est uniquement pour les "pure souche" ! Cependant la charcutière lui annonce qu’elle ne recevra plus les restes, parce qu’elle a osé en demander au charcutier d’en face, un Arabe ! La trahison se paie cash. Le charcutier, lui, est franchement ignoble. Il méprise, maltraite et exploite son apprenti, parce qu’il est juif. Mais son antisémitisme ne l’empêche pas de lui proposer une combine foireuse, pour torpiller le marchand de merguez. Ecoeurée par sa xénophobie et son avarice, sa soeur se résout à travailler dans un peep show. Elle aussi vendra sa viande. Le charcutier semble regretter cette initiative, mais sans scrupule il deviendra voyeur incestueux.
Même si elles mettent aux prises des individus moins antipathiques, la plupart des autres scènes sont marquées par la violence du plus fort, qui impose sa loi. Ces affrontements maintiennent une grande tension dramatique, mais leur brièveté nous empêche de cerner les personnages. Dans "Toréadors" ou "Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis", Jean-Marie Piemme nous laissait le temps d’apprivoiser les héros, enthousiasmants par leurs coups de gueule et émouvants par leurs fêlures.
Le découpage en vingt-trois séquences , qui s’enchaînent comme dans "La Ronde" de Schnitzler, nuit également à la cohérence de l’intrigue. Mais par sa mise en scène souple et discrète, qui imprime à la représentation un rythme alerte, Yves Claessens compense intelligemment cette faiblesse. Il a même la coquetterie de glisser dans chaque costume une référence au damier rose et blanc de la charcuterie, sous forme de col, de noeud papillon, etc. L’unique élément de décor est un énorme cochon, qui trône au milieu de la scène. Pub pour le "boudin tradition", tirelire pour charcutier cupide ou symbole de la lubricité sommeillante, il contemple les différents combats de son regard hargneux.
Et ces duels sont menés avec beaucoup de punch par des comédiens remarquablement dirigés. Simon Wauters endosse le rôle de l’apprenti avec l’autorité insolente de Scapin. La froideur cynique, affichée par Benoît Pauwels, exprime efficacement le racisme buté du charcutier. Chéribibi, un travelo, incarné avec élégance par Jean-François Rossion, ouvre et ferme le spectacle. Ce personnage ambigu nous incite à remettre en question notre façon de regarder les autres... L’aveuglement, ça se soigne ?