© Danièle Pierre
Entre confrontation et communion, les publiques utopies d’[e]utopia
Depuis 20 ans, Armel Roussel secoue ses spectateurs. Pour les réveiller, les conscientiser. Une relation d’amour-haine qu’il entretient subtilement, en réinventant les codes de la représentation. A l’occasion de l’anniversaire de sa troupe, [e]utopia, retour sur ce lien au public sans cesse questionné.
Vos spectacles sont toniques, provocants, flirtant tant avec le drame qu’avec la comédie. Une façon de faire pas toujours confortable pour le public. Au fond, quel est votre rapport à lui ?
La relation au public est en constante évolution. Je ne vois pas les choses de la même manière que quand j’ai commencé. Parce que j’ai vieilli, sans doute, mais aussi parce que l’époque a changé. Le théâtre est un lieu de rassemblement. Avant, j’envisageais mon théâtre comme une confrontation. Aujourd’hui, d’avantage comme une réunion.
Pourquoi cette évolution ?
Parce que ma motivation à faire du théâtre est basée sur la colère. Je n’ai pas perdu cette colère aujourd’hui, mais elle est différente. Je cherche à la faire passer en allant dans quelque chose de plus englobant, davantage dans le partage. Avant, je pensais que le public dormait. Aujourd’hui, je sais, notamment aux Tanneurs (où il est artiste associé, ndlr), que ce n’est pas le cas. Que le public vient chercher quelque chose.
Concrètement, comment mettez-vous en place ce lien au public ?
Je vais prendre l’exemple d’Ondine, spectacle est construit autour d’un jeu sur l’évolution de la forme. Evolution de la forme du théâtre qui suit l’évolution du fond de la pièce. Au début du spectacle, on est au début des années 50. Le monde évolue en parallèle de la forme de la pièce. Après la première partie, les acteurs invitent les spectateurs à briser le quatrième mur et à monter sur scène, à y danser, à envahir, investir l’espace (une invitation sous forme de flashmob**, ndlr). Je veux un théâtre de l’envahissement. Un théâtre où on ne saurait plus très bien qui est acteur, qui ne l’est pas. C’est une façon de casser les codes. C’est comme si, aujourd’hui, pour inventer de la fiction, il fallait aussi réinventer le lien scène-salle. Qu’il fallait retendre ce lien. Cette question est liée au sacré ; le plateau est depuis toujours sacralisé, et cette notion demande à être remise en question. On ne peut plus imposer ça, il faut repartager les choses. Et c’est là qu’interroger la forme rejoint le fait d’interroger le fond, le sens.
** Pour répéter le flashmob : https://www.youtube.com/watch?time_continue=6&v=d7WINryH_Fc
Ondine (démontée) © Lara Bongaerts
Donc, vous faites intervenir physiquement le spectateur, quand, comme dans Ondine, vous le faites monter sur scène. C’est une marque de fabrique, mais aussi, et surtout, votre façon d’interroger le monde ?
Oui, le théâtre, c’est un portrait du monde. Donc, la représentation théâtrale remet en question le monde dans l’image qu’il nous tend. Comme dans l’histoire d’Ondine, et la catastrophe qui vient du fait qu’elle est pureté au milieu des hommes. Là se situe le lien entre fond et forme. Et puis, plus pragmatiquement, j’ai une peur fondamentale ; celle de m’ennyer au théâtre. En tant que spectateur, je m’ennuie beaucoup. Du coup, en tant que metteur en scène, par peur de cet ennui de la part de mes spectateurs, il m’arrive de ne pas faire suffisamment confiance au contrat. Ce contrat qui dit que le spectateur vient pour regarder, recevoir. J’ai toujours cherché à ce que le théâtre ne soit pas cinéma. Je trouve ça tellement dommage ; au théâtre, on a des vivants des deux côtés, il ne faut pas laisser des morts en route. Moi, je vois mon théâtre, le moment de la représentation, comme une expérimentation. Chaque jour différente. Une traversée. Et c’est dans ce sens que je travaille.
Concrètement, que représente cette expérimentation ?
C’est que chaque représentation est unique, d’abord. Vraiment. Il y a un niveau en dessous duquel il n’est pas possible de descendre, le niveau zéro de la pièce. Le public a un rôle dans le fait qu’on s’élève un peu ou beaucoup au dessus de cette représentation zéro. Quand le public comprend tout, qu’il est en fusion avec la pièce, on est au plus haut. Mais ce n’est pas toujours le cas. Mon théâtre joue sur la frontière entre comédie et drame. Ce serait une tragédie dans laquelle on se mettrait à rire. Parfois, le public prend tout au sens de comédie. Il est content. Nous moins. Parfois, au contraire, il prend tout comme un drame. Et là, c’est très lourd, pour tout le monde... Mais de toutes façons, le spectateur doit être actif dans mes spectacles. Bien sûr, il peut aussi juste prendre la chose, passivement. Mais ça risque d’être un peu indigeste.
Vous vous dites que vous avez UN public ou DES spectateurs ?
Je dirais des spectateurs, de façon spontanée. Mais il y a des deux à la fois. D’une part, j’imagine le spectacle dans un rapport particulier à chaque spectateur. D’ailleurs, dans toutes mes pièces, le public est éclairé. Ça change complètement le lien aux spectateurs, quand on est sur le plateau. Ils existent, chacun, individuellement. Derrière chaque personne, il y a une histoire. Mais il y a cette ambivalence, aussi, entre la volonté de vouloir voir chaque spectateur, et dans le même temps, de vouloir voir dans la masse de ceux-ci le corps public tel qu’il représente ce corps social contre lequel je suis en colère.
Au final, estimez-vous que vous êtes, comme on peut souvent le lire, dans la provocation face à ce public ?
Oui et non. Provoquer, ça vient de provocare, appeler, en latin. C’est une bonne chose de provoquer dans ce sens là, d’appeler. Je pense qu’au fil du temps, j’ai abandonné une partie de provocation gratuite, pour ne garder que le sens noble de la provocation. Et que je cherche aujourd’hui quelque chose de l’ordre de la réconciliation. Pour que les spectateurs sortent de la représentation et qu’on ait trouvé des solutions ensemble.
Ensemble de reprise de spectacles de la troupe, créations et artistes invités :
Du 12 au 16/04 – Ondine (démontée), mes Armel Roussel (reprise)
Du 19 au 24/04 – Zone protégée, d’Aymeric Trionfo (création)
26/04 – The Smartphone Project, de Fabien Prioville (reprise)
27/04 – BOLERO, de Lucile Charnier (reprise)
28/04 – Carte blanche à José Alfarroba (représentation unique)
30/04 – Passez commande (création, fête et représentation unique)
La position du spectateur
Le spectateur est acteur à part entière d’un spectacle vivant. Car ce spectacle, ce théâtre porte en lui une volonté d’action. Il se veut actant sur son public, pour que son public soit à son tour actant dans et sur sa vie. Le théâtre a en lui cette notion de mise en marche. Dépassant l’émouvant, il est mouvant. Un mouvement qui se fait physiquement, d’abord, en questionnant la position physique du spectateur. Pour que, géographiquement bougé, il change de regard, et de point de vue. Dès le 17ème siècle - plus spécifiquement janvier 1637 et le succès des représentations du Cid au Marais - le public est parfois installé sur scène. Une pratique qui trouve un écho contemporain - qu’on se souvienne par exemple du Réserviste, de la compagnie De Facto, qui installait le public sur scène et les acteurs dans les gradins, tour de passe-passe destiné à changer, physiquement d’abord, intellectuellement ensuite, le point de vue des premiers.
Mais la position du spectateur, elle est aussi conceptuelle. Il vient voir du théâtre. Pour changer sa position, on lui présentera alors des formes ou contenus auxquels ils ne s’attend pas, auxquels il n’est pas familier. Conférence, bord de scène ou traversée épique, l’idée est de changer de regard en substituant le confort de l’habitude à l’inconfort relatif de la surprise. Le changement de position est alors interne au théâtre, non plus physique. Mais que ce soit d’une façon ou d’une autre, l’essentiel est que ce théâtre déplace la position du spectateur, qui devient, d’une façon ou d’une autre, pensant ou ému, spect-Acteur. Et, la bonne nouvelle, c’est qu’avril fait part belle, dans nos salles, à ces spectacles qui bousculent, tête et corps.
Le théâtre documentaire
Un théâtre traitant de faits politiques ou sociaux, basé sur des faits et documents réels et tangibles.
Projet théâtral en 6 épisodes sur la question de la Palestine. Rencontre le 23, après-spectacle, avec Eitan Bronstein Aparicio, fondateur avec Eléonore Merza Bronstein du « De-colonizer, research and art laboratory for a social change ».
La traversée
Le temps du spectacle, dans nos vies rangées et chronométrées, est aujourd’hui globalement soumis à la rationalisation, dépassant rarement une heure et demi, deux heures. Aujourd’hui, les tragiques traversées, les épopées en mille actes et autant de rebondissement sont rares. Mais perdurent, par-ci, par-là. Elles invitent alors temps et espace, ennui et partage. Proposent le manger et le boire, et les discussions entre spectateur. Elles sont physiquement impactantes, et on en sort rarement indemne, parce que l’expérience dépasse largement le cadre de la sortie habituelle au spectacle, tous les repères spaciaux et temporaux perturbés. Pour qui les ose, elles sont physiquement et intellectuellement (é)mouvantes.
Nouvelle adaptation de pièces historiques de Shakespeare, de Richard II à Richard III en passant par Henri IV, V et VI. Pièce de 5 heures (et un barbecue).
L’O.T.N.I. (objet théâtral non identifié)
Ni vraiment théâtre, ni vraiment concert/danse/cinéma, certaines formes de représentations mettent le spectateur face à un objet dont ils peinent à cerner les contours. On n’est plus catégorisé amateur de cinéma/théâtre/danse/opéra, mais un peu tout à la fois, amateur de spectale vivant, assistant à un réel en scène qui montre et démontre. Et dans lequel il est question, encore, de mouvance. Physique et mentale.
Représentation musico-théâtrale.
Cold Blood, de Michèle Anne De Mey, Thomas Gunzig et Jaco Van Dormael et le collectif Kiss and Cry, du 22/04 au 01/05 au Théâtre de Namur | www.theatredenamur.be
Ni théâtre, ni danse, ni cinéma et un peu tout à la fois. Après Kiss and Cry, les concepteurs de nanospectacles remettent le couvert, magie d’irréalité poétiquement concrète.