L’espace scénique symbolise à l’appartement d’Elisabeth : le bois, les briques et les (sublimes) toiles-pendrillons cousues nous confortent dans cette idée. Il est également un espace mental, où la parole performative résonne et se cogne. La femme, engoncée dans sa robe de chambre et dans sa quarantaine (l’âge comme l’isolement), reçoit la visite de plusieurs de ses semblables humains. L’infirmière Valéria, dévouée mais brutale, Gabriel, un ancien élève de cette ancienne institutrice, et un autre homme, mystérieux, distribuant sa vue philosophique et séductrice. Autrement dit, Elisabeth est seule, terrible, perdue. Dans les relations décousues, on retisse la trame de ses névroses : sa mémoire défaillante, son sommeil intermittent, son traumatisme face à l’enfant connard dont elle a, ’’bon dieu de bon dieu de bon dieu", fracassé le crâne contre celui d’un autre de ses élèves. Également, elle est spectatrice d’une guerre qui se joue, avec deux soldats coincés au front et dans une joute verbale. Métaphorique ou réelle, cette guerre qui semble se jouer au dedans d’Elisabeth met en lumière le point névralgique de la création : l’ampleur de la parole. L’ennemi ne semble pas être militaire, mais bien relationnel, et la seule manière de le vaincre est de l’inonder de voix.
En effet, Vincent Lécuyer, avec Quarantaine, cisèle les dialogues, explore les paroles de mémoire, de trouble, de pulsion en donnant la part belle à la fois aux échanges et aux monologues. Avec l’intention de montrer le décrochage et l’ostracisation par le prisme d’Elisabeth, la pièce interroge : que se passe-t-il quand l’abandon prend toute la place ? Quels visages s’invente-t-on pour peupler le quotidien, quelles formes doit prendre la nécessaire consolation ? L’obsession des photos, des livres ouverts et poussiéreux, de l’ancien élève admirateur rappellent au souvenir de ce qui fût, à l’épreuve du temps et de la vieillesse. Il faut, pour dénouer le nœud de cette intrigue, parler, parler jusqu’à l’explosion et à l’émotion pour espérer une renaissance. Pour sortir de la quarantaine et faire l’amnistie avec soi-même et avec les autres.
Et comme dit Peggy Thomas, directrice du Théâtre de la Vie dans l’édito de la Saison 20-21, "Oui des poètes. Oui des artistes. [...] Pour partager. Pour se rappeler notre humanité". Brillamment, avec force, Quarantaine vient épouser cette parole en donnant à la violence un sursaut de consolation. Si plusieurs lectures métaphoriques, relatives aux différentes réalités, se juxtaposent dans Quarantaine, toutes se rejoignent dans la possibilité de sauver Elisabeth. Ou quand l’exploration des violences ébauche une possible brèche d’espoir.