Accusée d’avoir tué son bébé Jake (5 mois) et trois ans plus tôt sa fille Mégane (9 mois), Donna McAuliffe a été condamnée à la prison à perpétuité. Lors de son procès en appel, elle a été innocentée pour manque de preuves irréfutables. Filmés ou en direct, différents protagonistes acceptent de participer à des interviews. Donna évoque sa première nuit en prison, les menaces de sa codétenue et les insultes des autres prisonnières. A l’abri chez les infanticides, elle ne parvient pas à communiquer avec ces femmes puériles. Lynn Barrie, sa mère, peste contre les "amis" qui vous évitent et le parti travailliste qui la lâche. En pleine campagne électorale ! Pas question pourtant d’abandonner. Cette femme pugnace se présente en indépendante, pour protéger le village contre l’invasion du centre commercial. Pour le docteur Millard, Donna souffre du syndrome de Leeman-Keatley ou S.L.K. Ce désordre psychologique peut amener une mère tout à fait normale à tuer son bébé par amour. En lui donnant la mort, elle le soustrait aux horreurs du monde. Dans des lettres de plus en plus furieuses, adressées à "Madame Douieb", Martin, le mari de Donna, refuse catégoriquement de se mêler à cette mascarade.
De plus en plus sollicités par les interventions de la metteure en scène, les témoins dévoilent leur personnalité et libèrent leurs émotions. Chacun parle selon son point de vue et sa perception. Ces confessions prennent le pas sur le fait divers et ébranlent notre prétention au vrai. Commentant les titres racoleurs des tabloïds, un journaliste charognard (Benjamin Mouchette) se vante d’avoir fait mousser l’affaire. Son sujet, malheureusement, n’est pas passé à la BBC, qui n’avait d’yeux, ce jour-là, que pour le cancer de Kylie Minogue. Menacé de radiation, le docteur Millard (Benoît Van Dorslaer) se bat comme un beau diable. Pour justifier son expertise et rassurer son épouse déphasée (Eline Schumacher). Proche du but, Lynn (Anne-Marie Loop) supplie sa fille de ne pas menacer sa victoire. Mais quand celle-ci veut l’entendre dire qu’elle est innocente, la mère a beaucoup de mal à s’exécuter. Très lucide, cette politicienne, qui n’hésite pas à retourner sa veste, affirme : "Si Marc Dutroux avait ressemblé à David Beckham, ça aurait été une autre histoire. C’est ce que voient les gens qui fait la différence."
Donna (Catherine Grosjean) termine difficilement ses phrases. On la sent étrangère à elle-même, peu consciente de l’impact des interviews. Ses hésitations, sa retenue, ses silences reflètent sa difficulté à circuler dans ses souvenirs et à déterminer son avenir. Ecorché vif, Martin (Vincent Lecuyer) trouvait obscène cette reconstitution. Il finit cependant par accepter de répondre par "oui" ou par "non". Parfois des explications lui échappent et des larmes lui troublent les yeux. Convaincu de la culpabilité de sa femme, il s’enroule dans son chagrin.
Dirigés avec doigté par Jasmina Douieb, les comédiens respectent le décalage entre les personnages obsédés par leur réussite ou leur survie et le couple McAuliffe, bouleversé par le drame. Des rideaux de tulle blanc servent d’écran aux projections. En coulissant, ils isolent ou confrontent les témoins et assurent au spectacle un rythme soutenu. Au milieu des spectateurs, la metteure en scène représente l’auteur. Comme tout artiste, Dennis Kelly se saisit du réel pour créer une fiction. Cette fiction, qui provoque la révolte légitime de Martin, "va nous pénétrer de façon beaucoup plus profonde que n’aurait pu le faire le même récit dans la réalité." (Jasmina Douieb).