Sensuelle, Galactia aime s’éclater avec son jeune amant, mais déteste sa peinture académique. Carpeta multiplie les "Jésus avec ses ouailles". Des toiles mièvres à l’opposé da sa bataille de Lépante : "Tous ceux qui la regarderont tressailliront de douleur à l’idée qu’une flèche pourrait jaillir de la toile et leur crever l’oeil." Quand Prodo, un survivant, cherche à lui vendre sa tête traversée d’une flèche et ses atroces blessures, elle le dissuade de jouer les animaux de foire. Il ne doit pas fuir son cauchemar, en trichant avec la vérité. Même intransigeance dans son refus de suivre les conseils de sa fille : elle ne se montrera pas diplomate avec son mécène. Pourtant le doge considère qu’il a un droit de regard sur ce tableau. C’est un investissement de l’Etat qui impose des contraintes.
Urgentino trouve que son frère, l’amiral, n’est pas assez imposant. Galactia accepte d’augmenter sa taille sur la toile, mais confirme son impassibilité devant la boucherie. L’amiral lui reproche son parti pris. Pourquoi ignore-t-elle le courage de ses soldats ? Il finira cependant par admettre qu’en le représentant, elle a débusqué sa vraie personnalité. Soutenu par Rivera, une intellectuelle imbue de son savoir, le doge critique de plus en plus vertement la dérive. Cette fresque crue et sanglante bafoue l’héroïsme des Vénitiens. Le cardinal Ostensible estime que l’Eglise est trahie par l’oeuvre "maligne" de cette femme perverse : elle mérite une peine de prison. "Courte", nuance Urgentino, tiraillé entre sa rancoeur et son adhésion à "une peinture qui sent la sueur". Il se félicitera plus tard de sa modération, souvent plus efficace qu’une sévérité impitoyable.
Le metteur en scène Emmanuel Dekoninck et la scénographe Renata Gorka ne nous montrent pas "la Bataille de Lépante". Ils préfèrent nous plonger au coeur de son élaboration. Grâce à un immense miroir, incliné à 45%, ils mêlent projections d’horreurs et reflets de situations au sol. Galactia manipulant un figurant s’incruste dans la toile. Technique sophistiquée qui stimule notre imagination. Traduits par Jean-Michel Déprats, les dialogues d’Howard Barker donnent beaucoup d’âpreté aux affrontements. Philippe Résimont incarne un doge énergique et subtil. Politicien habile et cynique, il est déterminé à remporter son bras de fer avec cette femme qui le défie. Mais elle l’impressionne par sa sincérité et le fascine par sa peinture. Tout aussi complexe, Galactia trouve en Véronique Dumont une interprète idéale. Enthousiaste, obstinée, fébrile, elle tâtonne pour trouver la composition idéale, elle cherche "un rouge qui pue", pour souligner l’image sanglante de cette hécatombe. On la croit, quand elle s’écrie : "Chez moi, c’est le ventre qui parle." Cette femme athée, provocante, insoumise, à l’humour sarcastique reste attachante. Sa vitalité électrise la scène. Lorsqu’elle entre dans l’ombre, la représentation perd de son intensité.
Ce drame aux accents shakespeariens, qui nous tient en haleine, est aussi une fable sur le pouvoir de l’image et la situation inconfortable de l’artiste. La critique Rivera reconnaît : "J’essaie d’avoir l’air gentil, mais mon art est celui de l’assassinat." Femme dans un monde d’hommes, Galactia est révoltée par tout ce sang versé et combat l’indifférence. Sans intention politique. Ce sont les pressions et la censure qui la transforment en militante. Persuadé que l’image, se substituant au réel, impose sa vérité à la postérité, le doge refuse de montrer au public ce tableau, qui salit la victoire des Vénitiens. Puis il se ravise. On peut l’exposer en pleine lumière si on le désarme par des interprétations insidieuses et des commentaires officiels. "Exécution" désigne aussi bien la réalisation d’une oeuvre qu’une mise à mort.
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