D’un côté de la scène, une jeune femme derrière un micro. Amplificateur de sa parole, il donnera à son témoignage une portée universelle. D’une voix retenue, elle décrit la guerre qui dévore le pays et qui aurait dû l’emporter. Mais elle a échappé par erreur à la mort. De l’autre, deux hommes qui discutent avec volubilité. Leur accoutrement ridicule et le style de leurs échanges font songer aux clochards-clowns qui attendent Godot. Comme Vladimir et Estragon, ils s’interrogeront sur le sens de leur existence et sur son issue. Mais contrairement aux héros de Beckett, ce n’est pas la peur du silence qui les pousse à parler. Eboueurs de la guerre, ils se sentent menacés par la fumée des bûchers qu’ils entretiennent, pour brûler les cadavres. Ils se savonnent frénétiquement, se grattent rageusement, en réclamant à leurs chefs le remplacement du feu par la chaux.
Tout à coup, la rescapée apparaît dans leur champ de vision. Ils ne savent pas très bien comment l’aborder. Le fossoyeur 1 ira même jusqu’à lui lancer : "Pourquoi t’es pas morte ?". Puis, pour chasser tout soupçon de trahison, ils l’utilisent comme esclave. Elle ne leur adressera jamais la parole et s’acquittera du sale boulot avec ferveur : " Je pose la
main doucement, sur le front d’abord, puis je glisse le long du visage. J’apprends les corps. C’est possible ça. Et mes mains s’en souviennent. De tous ces corps caressés, mes mains s’en souviennent..." Le texte de ce monologue intérieur est envoûtant et contraste avec les répliques terre à terre des deux larbins de guerre, plus bêtes que méchants. En juxtaposant ces deux univers, l’auteur nous incite à réfléchir aux rapports entre les morts et les vivants et à nos responsabilités dans un monde où se multiplient les génocides. L’absence de repères précis ( une guerre parmi d’autres, un no man’s land où gisent des corps non-matérialisés) nous aide à mieux percevoir la force du message.
Le dépouillement de la mise en scène y contribue également. Lara Hubinont réduit au maximum les éléments matériels : deux pelles rouillées, une cantine, une boîte, une gourde et un seau suggèrent le travail près du charnier. Et elle s’efforce d’ouvrir l’imaginaire du spectateur par la subtilité du décor sonore. L’opposition entre les deux mondes est efficacement soulignée par l’éclairage.
Isolée dans son halo de lumière, quasiment immobile, Annette Gatta, la rescapée, rend son monologue sobre et émouvant. C’est une prouesse. Dans la peau de pauvres types frustes et déshumanisés, Alexandre Van den Abeele et Fabien Robert expriment avec justesse différents états d’âme. D’abord poltrons, calculateurs et encore combatifs ( L’un d’eux ose même décréter la grève), ils se laissent gagner par une angoisse croissante, au cours de leur descente aux enfers. Touchés par un texte intense et implacable, les jeunes comédiens de l’Obsidienne s’en sont montrés parfaitement dignes.