En costume 17e siècle, Dominique Rongvaux nous salue par quelques gracieuses révérences, puis nous dit "La Laitière et le pot au lait". Dans cette fable, l’auteur reconnaît que comme Perrette, il bâtit des châteaux en Espagne et se retrouve "Gros-Jean comme devant". Par ce choix de fables, incrustées dans sa biographie, Rongvaux évoque les liens entre l’homme et l’oeuvre. La Fontaine ne se contente pas d’observer ironiquement les moeurs de son temps. Il révèle ses faiblesses et défend ses valeurs. L’acteur ne joue pas le prof érudit. C’est plutôt un dilettante qui se sert nonchalamment d’un matériel didactique rudimentaire (chandeliers éclairant un lutrin, photos et affichettes suspendues au fil...du temps, minuscule dictionnaire) pour souligner quelques traits de caractère.
La Fontaine n’était pas un homme d’argent. Comme la poésie qui l’attire n’est pas rentable, il suit à contre-coeur des études de droit, devient avocat, mais exerce très mal son office de Maître des Eaux et forêts. Pour lutter contre ses difficultés financières, il entrera au service de différents protecteurs. Entre autres Nicolas Fouquet, le surintendant des finances. Lorsque celui-ci est condamné à finir ses jours en prison, La Fontaine, esprit frondeur, est un de ses rares défenseurs. Une amitié fidèle, que Louis XIV lui fera payer, en retardant son admission à l’Académie française. Ironie du sort, quand il sera enfin élu, l’écrivain devra rendre hommage à son prédécesseur : Colbert, l’ennemi de Fouquet.
On a oublié le théâtre de La Fontaine. De nombreuses pièces n’ont connu que de cuisants échecs. Les deux contes licencieux, qui figurent dans le spectacle, ne brillent pas par leur hardiesse. En revanche la qualité des fables est inégalable. Le comédien nous en convainc par son jeu sobre et intense. Economisant ses gestes, il varie les tons, change de rythme, laisse parler le silence. Tout en retenue, il insuffle de la vie à ces petites comédies. On savoure la malice et la fluidité de ces textes, trop souvent massacrés dans les récitations scolaires. Dominique Rongvaux se garde bien de les commenter. Mais il s’offre parfois une pause, pour nous inviter, d’un regard complice, à réfléchir au rôle de la littérature. Cette confrérie d’âmes sensibles peut aider à changer le monde.
Les fables fusent inopinément dans le récit. Malgré cette dispersion, des idées chères à l’auteur émergent. La mauvaise foi des puissants, qui écrasent les faibles pour des raisons injustes, l’écoeure. Comme en témoignent le procès honteux des "Animaux malades de la peste", ou le dialogue de sourds entre "Le loup et l’agneau". "Le savetier face au financier", comme "le loup face au chien" refusent de perdre leur liberté. On ne peut pas la sacrifier sur l’autel du profit ou du confort. Girouettes ridicules "le meunier, son fils et l’âne" dénoncent la soumission aveugle aux conseils d’autrui. Et en "tenant conseil", les rats déplorent la lâcheté des conseillers.
"Jean s’en alla comme il était venu,
Mangeant son fonds après son revenu,
Croyant le bien chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire."
L’auteur de "Selon que vous serez..." se plaît à citer cette épitaphe, composée par La Fontaine lui-même. L’autodérision du poète montre qu’il se soucie peu de son image. Ce n’est pas un donneur de leçons. Sans illusions sur la nature humaine, il écrit des fables qui visent à amuser ses lecteurs et à leur ouvrir les yeux, pour mieux profiter de la vie. En revendiquant son détachement des biens matériels et son droit à l’inactivité, il refuse d’être l’otage du rendement. Comme les adversaires du travail aliénant, mis en valeur par Dominique Rongaux, dans son seul en scène précédent : "Eloge de l’oisiveté"
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