Dans le noir et le silence, une porte s’ouvre sur le côté de la scène, inondant une partie de celle-ci d’un large rai de lumière. Une femme habillée d’un manteau de fourrure et portant un sac contenant des objets qui tintent les uns contre les autres, entre et monte sur la scène. De son sac, elle sort des tasses qu’elle dispose sur une table, à côté d’un percolateur. Elle ôte son manteau de fourrure et son pantalon de jogging et enfile t-shirt et short blancs, ainsi qu’une casquette assortie.
Venues de différentes directions, quatre autres personnes, également vêtues d’un manteau de fourrure, la rejoignent sur la scène en rampant. Elles s’amalgament au sol dans un amas de manteaux et de sacs. Elles se changent dans une certaine confusion puis se lèvent avant de prendre place sur les chaises disposées en cercle par la première arrivante.
Un texte projeté sur un écran lumineux nous situe le contexte : nous sommes en 2039, dans un ancien théâtre de Toronto. Les ratons laveurs ont pris possession de la ville. Les humain.e.s qui n’ont pas fui sont obligés de se déguiser en raton laveur pour pouvoir se déplacer sans attirer l’attention. Des personnes se réunissent clandestinement dans les théâtres désaffectés pour tenter de retrouver les subtilités d’un comportement « humain normal ».
Les cinq femmes, éthérées, scrutent le public du regard en faisant de petits mouvements. Elles se lèvent, enfoncent les mains dans leurs poches et déambulent ensemble en roulant des mécaniques. L’une d’elle branche un haut parleur et lance la musique. « Historia de un amor » (une chanson de type boléro/mambo/tango, selon les versions, composée en 1955 par le Panaméen Carlos Eleta Almarán, NDLR) dont différentes interprétations, en espagnol, français, anglais, se succéderont.
Les femmes se laissent emporter par la mélodie et « dansent » dans une gestuelle timide, minimaliste avant que l’une d’elle ne se lâche dans des mouvements plus expressifs, plus extravertis. Une autre la rejoint, prend le relais, et, dans cette sorte de thé dansant improvisé, surgissent les attitudes machistes de certaines d’entre elles. Iels cernent la danseuse, l’obligeant à s’asseoir sur une chaise, la toisent, la dominent. « Ils ont créé des mots silencieux, écrit l’écran, des mots tactiles, et les choses ont été dites ».
Elles avancent en bande comme des mecs, avec le regard de celui qui veut être regardé, remarqué, confiant dans son pouvoir de séduction. L’une d’entre elles entame alors un solo tout en souplesse et élégance. Mais lorsqu’une de ses comparses la rejoint, c’est son côté viril qui reprend le dessus. Suit un autre solo où la danseuse joue de sa longue chevelure, ondule du corps, et met ses seins en évidence dans un trémoussement pour le moins provocateur.
Dans cette expérience sensorielle post-apocalyptique, les protagonistes ont oublié leur genre, et jouent avec les devenirs qui les habitent. Elles se souviennent, vaguement, des normes cloisonnantes – symbolisées par ces muscles mis si souvent en avant - secrétées par la société et qui ont désormais quitté leur corps. Elles ont oublié comment nous sommes construits et nous regardent depuis un espace nouveau qui trouble la notion même de genre.
La chorégraphe et metteuse en scène Louise Buléon Kayser explique s’être basée sur la pratique Drag (Drag Queen, Drag King, d’où le titre) comme méthodologie de travail scénique. Cette norme genrée poussée à l’extrême lui permet de « spectaculariser nos physicalités résistantes », de forcer le trait des réminiscences des comportements physiques qui nous habitaient, avant. Les corps en mouvement se cherchent, se transforment, deviennent eux-mêmes et accouchent et d’une identité en perpétuelle élaboration.
Déroutant de prime abord (mais pas seulement), « Roi Musclée » surprend à chaque changement de tableau et développe effectivement « une virtuosité au bord du gouffre », accentuée par la scénographie et la lumière, disons, dépouillées. Les cinq interprètes (Rim Cividino, Camille Da Silva, Alix Merle, Agnes Valovics, et Livia Vincenti) oscillent en permanence entre grâce et gestuelle animale ou très masculine (ce qui revient souvent au même).
Didier Béclard
« Roi musclée » de Louise Buléon Kayser, jusqu’au 25 novembre aux Riches-Claires à Bruxelles, 02/548.25.80, www.lesrichesclaires.be.