Inscrire au programme deux compositeurs comme Philip Glass et Moussorgski, l’appeler "Kremerata Baltica, confrontation between two worlds" c’est déjà faire un pas vers la compréhension de l’autre. Pour mémoire, la Kremerata Baltica, est un ensemble composé de 23 jeunes musiciens talentueux originaires de Lettonie, de Lituanie et d’Estonie qui ont le vent en poupe grâce à leur exubérance, leur énergie et leur joie palpable de jouer ensemble sous la direction de leur chef violoniste Gidon Kremer. En à peine 15 ans, La Kremerata Baltica est devenue l’un des meilleurs orchestres de chambre au monde, affirmant sa réputation dans les plus grandes salles de concert internationales, jouant dans plus de 50 pays, se produisant dans 600 villes et donnant plus de 1000 concerts à travers le monde : Asie, Australie, États-Unis, Amérique latine, Russie et Europe.
Gidon Kremer insiste pour sous-titrer ce projet musical et visuel « Tableaux d’une autre exposition » Selon lui, il est possible grâce à la musique de s’adresser au conscient et au subconscient du public sans faire appel à des stéréotypes politiques mensongers. La combinaison des perceptions musicales et visuelles est capable d’agir sur l’auditeur et le spectateur, comme un œuvre de Bach et de Vermeer, ou de Tchaïkovski et de Petrov-Vodkin. La confrontation des images et du son génère un espace pour la recherche de soi-même et de son rapport au monde. « Avec notre projet, insiste-t-il, nous essayons de rendre une conscience qui ne soit pas anesthésiée par des moyens de communication de masse et de nous forcer à sentir les événements tragiques qui nous entourent, ainsi que notre responsabilité par rapport à ces événements. Pousser chaque spectateur et auditeur à regarder au fond de lui-même, à réfléchir au destin de l’humanité et à notre propre rôle dans ce qui se joue aujourd’hui. En dépit de la manipulation des media. L’indifférence est la plus dangereuse maladie. Si l’art ne possède pas la capacité de sauver le monde, il possède au moins le pouvoir de nous rendre meilleurs. »
Comment ne pas être conquis dès l’ouverture du concert qui débutait avec Andreï Pushkarev dans le Concerto pour violon, vibraphone et cordes « Flowering Jasmine » de Georgs Pelēcis ? De l’ambroisie musicale ! Quatre violoncelles soulignent dans une discrétion absolue le vibraphone qui semble mélanger des parfums rares dans une gestuelle musicale envoûtante. Le jeu de félicité enfle comme un chant d’espoir jusqu’à l’apparition soudaine du chef d’orchestre, vêtu d’une ample chemise blanche et taquinant joyeusement son Amati 1641… Après ces libations de bonheur, place au soliste bouleversant et au défilé de visages muets, de spectateurs figés, de voyageurs en attente sur un quai, -wired-. Les violons chantent le ventre souterrain d’une ville. Qu’est-ce qui relie le monde ? La parole est au violoniste solitaire, les arpèges rappellent Bach. Un concentré d’émotions s’empare du musicien. La lumière vibrante de son archet rappelle le pinceau d’un peintre. Va-t-il réussir à ranimer la flamme humaine ? Il diffuse la sagesse d’un homme « for all seasons ». L’écoute du public est intense ! « The American Four Seasons » , le Concerto pour violon et orchestre n° 2 de Philip Glass était accompagnée de projections vidéo de Jonas Mekas (né en 1922), réalisateur de films, poète et artiste d’origine lituanienne souvent considéré comme le ‹parrain du cinéma américain d’avant-garde›, de Rimas Sakalauskas (né en 1985), artiste vidéo de la jeune génération lituanienne, d’Adam Magyar (né en 1972), photographe hongrois établi à Berlin, et de Pingo van der Brinkloev, artiste danois spécialisé dans les effets visuels.
La deuxième partie du concert est dédiée « à ceux qui… » « To those who continue to suffer in Ukraine » C’est le Requiem for Ukraine pour violon d’Igor Loboda (1956). Ce sont de longues notes lancinantes explosées par des syncopes brutales, puis un bras le corps d’accents slaves. Au cœur de l’acidité mordante d’une déconstruction inéluctable, le violoniste se débat avec une énergie opiniâtre. Le public respire à peine.
La puissante version pour orchestre de chambre de Jacques Cohen de l’œuvre de Mussorgsky, est soutenue par les toiles insoutenables de souffrance humaine de Maxim Kantor. Les percussions claquent comme des armes de guerre. Le temps n’est plus à la douceur impressionniste, ni aux pleurs pour la mort d’un ami cher ! On est au temps des génocides...
Comme le printemps, la tendre sérénade pour violon de Valentyn Sylvestov et d’un bis encore plus tendre : « Lullaby » de Tankovich redonnent quelque espoir. On respire, mais qui pourrait encore s’endormir dans l’indifférence ?
Ce qui est sûr, c’est que le spectateur-auditeur ne peut désormais plus ignorer les faucons et les loups, la prise d’otages du théâtre de Moscou pendant la comédie musicale Nord-Ost destinée à la jeunesse le 26 octobre 2002, les 186 enfants et les 148 adultes de Beslan massacrés en 2004, le 17 juillet dernier, les 283 victimes de l’attaque du Boeing 777 MH17, les milliers de victimes de la guerre civile du Donbass en Ukraine depuis le 6 avril 2014. Qui peut encore, après un tel concert, supporter le cynisme, l’indifférence aux choses, aux gens et aux dictateurs ?
Dominique-Hélène Lemaire