La mise en scène économe et intelligente de Philippe Sireuil fait ruisseler le texte serré et exaltant de Jean-Marie Piemme, spécialement écrit pour le duo de divas. A part les roses, le reste du décor est une tour de Babel, faite de valises de l’ancien temps, falaise imaginaire de Douvres-Dover, de l’autre côté de la mer. Le texte embrasse l’art théâtral à l’ancienne, dans une étreinte royale. Le roi Lear est ce fantôme omniprésent qui n’a pas raté son rendez-vous avec l’éternité ni avec les deux femmes qui ont consacré leur vie entière au théâtre. A écouter les dialogues des deux voyageuses du temps, on ne peut s’empêcher de penser aux joutes verbales de Jacques le fataliste et son valet, de Sganarelle et Dom Juan, de Vladimir et Estragon… et à tout le non-dit du théâtre qui ne cesse d’éclairer nos propres choix par effet miroir. La quête de la vérité – sur soi et sur le monde – passe par le verbe, l’expérience théâtrale, la mise à distance, la sublimation des souvenirs que l’on ranime, revit, répare et range pour la jouvence éternelle.
Un jour, Madame a décidé que l’argent ne la dominerait plus. Madame n’a plus d’argent, c’est la fin du voyage. Faisant preuve de virtuosité dépensière elle a dilapidé tout l’héritage de son défunt mari. Majestueuse, Alpenstock à la main, Madame frappe à la porte de sa servante à trois heures du matin pour lui enjoindre de la suivre séance tenante jusqu’à Douvres, retrouver le roi Lear et « battre le fer des vielles formes sue l’enclume de l’éternité ! » Au fil des années, la puissante Elisabeth a été hantée par le dernier souvenir de son père avec qui elle avait vu la pièce, étant gamine.
Flambeuse : pour elle « Le vertige ultime est perdre ...et sourire en partant ! » Elle expectore toutes ses hallucinations au cours de ce pèlerinage improvisé ou imaginaire. Dans une ultime jouissance, elle va accomplir une sorte de sabbat de la vengeance maritale avec la férocité d’une mégalomane. Mais Marie, sa servante restée fidèle, a percé ses multiples secrets. Sous des dehors de maîtresse inaccessible, elle est transparente et tellement vulnérable. Devant elle, Elisabeth se montre à nu, inquiète de tout, se posant les questions existentielles « qui suis-je, où est ma place ? » La force de Marie est de lui confier « Mon théâtre, à moi, c’est vous ! » Pour rester vivante et rêver de nouvelles aventures.
Les deux pôles opposés ne cessent de s’attirer avec un même choc d’arrimage. Le scorpion et la cigale partagent la lucidité , et quelle entente cordiale, sauf la distance sociale ! « Nous serons deux exploratrices passionnées, nous serons nouvelles dans un temps nouveau. » N’est-ce pas bien de rêver ensemble ? Tu étais le maître et j’étais l’esclave ! Elles ont quinze ans d’âge ! « Restons ce que nous sommes » Elles ont choisi le défi éternel, le coup de foudre, trouvé l’accord et les étincelles du frottement mutuel.
Dominique-Hélène Lemaire
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