L’entrée est déjà le premier pas du public dans l’univers onirique de l’artiste : d’immenses voiles raccommodées dissimulent la scène et accrochent, c’est imparable, l’oeil et l’esprit du spectateur. Une fabuleuse invitation à l’aventure, au voyage, à l’expédition. Rapidement, ces voiles se meuvent en un ballet fluide pour dévoiler un espace inconnu, sombre et pourtant... habité. Une bien singulière cabane siège là, dans ces limbes tissées de rêves, bons ou mauvais. Tout au long du spectacle, cette maison va se transformer, à l’image sans doute de son - ou ses ? - occupant, au gré des péripéties et des rencontres. Cette scénographie mouvante et évolutive devient un personnage à part entière de la narration de cette exploration des eaux profondes de l’humanité.
Dans ce monde en désordre, un personnage se dessine : Raoul. Il apparaît d’abord par comme différent, appelé par un premier personnage dont on ignore tout. Puis il devient alter ego, un autre identique auquel on s’identifie, et joue de ces multiples facettes pour flouter ses propres contours et perdre le spectateur, afin que Raoul et l’Autre sans nom se mélangent et ne fassent plus qu’un : un voyageur aux airs de naufragé, un ermite aux prises avec sa solitude et son domaine intérieur peuplé d’étranges créatures et de doubles obscurs.
Techniquement, c’est aussi intelligent qu’impeccable. James Thiérée fait preuve d’une maîtrise corporelle qui lui permet littéralement de défier la gravité. L’expérience circassienne se fait clairement sentir : acrobaties, mime, jeu clownesque, et tant d’autres disciplines qui font de lui un véritable touche-à-tout, un artiste complet et polymorphe. Il mêle, avec une aisance incroyable, un ensemble de talents qui font de ce spectacle une véritable "Gesamtkunstwerk", une oeuvre d’art total, et universelle. Le plus fabuleux dans tout ça, c’est que dans cette jonglerie de techniques, il trouve un jeu qui semble évident, une forme de "facilité" qui subjugue et s’adresse directement à cette partie de nous inconsciente et enfouie qui résonne d’émotions. Il nous surprend sans arrêt : à l’instant même où l’on s’imagine un peu plus malin que lui parce qu’on devine le truc, l’astuce sur laquelle repose l’illusion, qu’on pense n’être pas dupe, il dévoile en pleine lumière la machinerie et la technique. "Je vous le montre, alors ne le cherchez plus et laissez vous rêver", semble-t-il nous dire. Et ça marche !
Alors qu’est-ce que cela raconte ? C’est toute la force et toute la poésie du spectacle dépourvu de mots de James Thiérée : l’interprétation reste à charge du public, et il ne serait pas surprenant que chacun puisse y lire la sienne, aussi unique que personnelle. Pour ma part, c’était incontestablement un spectacle qui parle de la Vie, des premières lumières qui se déplacent en couloir jusqu’à l’envolée finale dans les cintres, des draps qui accueillent la naissance jusqu’au vide qui entoure notre mort. Une vie qui se cache derrière des symboles fort, comme la maison pour l’identité ou l’éléphant - dernière créature - pour la mémoire. Une vie qui se construit comme toute une évolution, en témoignent les rencontres animales qui représentent chacun des stades des êtres vivants. Une vie, enfin, avec ces parts d’ombres, d’angoisse, de luttes et de tristesses qui nous construisent.
Grand coup de coeur, donc, pour "Raoul" qui compte d’ores et déjà au rang des chef-d’œuvres. Il est donc extrêmement difficile de ne pas affaiblir une émotion aussi pure, aussi brute, aussi intense en la traduisant avec des mots ordinaires, et il est complètement impossible de ne pas trahir ce spectacle en le réduisant au système d’étoiles quand la cote maximale semble clairement insuffisante. Rien ne saurait remplacer l’expérience de ce spectacle : à ne pas rater, donc !