Michaël, le RRRR festival existe depuis 2013. Pourquoi un tel festival dans le paysage théâtral belge où il y a déjà beaucoup d’initiatives de ce genre ?
C’est la deuxième édition. Le festival a lieu tous les deux ans. Le point de départ, c’est la volonté de mettre en évidence la richesse et le dynamisme des écritures de Belgique francophone, des auteurs vivants chez nous. C’était la première idée au sein de notre comité de lecture. Le Rideau a pour mission de promouvoir les écritures contemporaines et en particulier les écritures de Belgique francophone. On s’est donc demandé comment mieux faire, avec nos moyens. On lit énormément de choses qui nous intéressent mais on ne peut pas tout produire. D’où l’idée d’un festival qui présenterait des lectures, des petites formes, pour leur donner une visibilité. Pour cette deuxième édition, nous avons voulu aller plus loin en invitant une autre communauté parce que ce qui est intéressant, c’est la confrontation avec ce qui s’écrit ailleurs. J’avais rencontré il y a plusieurs années le responsable du Centre des auteurs dramatiques à Montréal où, depuis une cinquantaine d’années déjà, ils réalisent un travail équivalent à celui du Centre de Wallonie-Bruxelles, mais avec plus de moyens ! Comme ils avaient eux-mêmes le projet d’un focus sur les auteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on a de suite imaginé de mettre en place une forme d’échange. Donc, cet été, au mois d’août, lors de la manifestation Dramaturgies en Dialogue qui est organisée par le Centre des auteurs dramatiques, trois auteurs belges, choisis par le centre de Montréal, ont été invités là-bas - Manuel Pereira, Marie Henry et Catherine Daele - et un de leur texte a été présenté en lecture. En contrepartie, nous avons reçu trois auteurs québécois - Annick Lefebvre, Olivier Sylvestre et Guillaume Corbeil. Il y a encore bien d’autres choses dans ce festival. Par exemple, une présentation de Sébastien Harrisson dont je monte une pièce. Il s’agit d’une création, « Warda », toujours en cours d’écriture, dans le cadre d‘une coproduction belgo-québécoise qui est programmée pour avril et dont on a présenté une étape de travail au cours du festival. Nous avons aussi sélectionné un spectacle jeune public qui s’appelle « Histoires pour faire des cauchemars » d’Etienne Lepage, un auteur québécois, mais monté par Anne Thuot, un metteur en scène de chez nous. Tout cela, c’est la fenêtre sur le Québec. Et puis, on a voulu organiser un second focus autour du travail spécifique de Patrick Corillon, qui est un plasticien, un conteur performeur, quelqu’un qui travaille à la fois l’écriture, la langue, le livre, l’objet. Cette démarche très plurielle nous a séduits.
Qu’est-ce qui vous touche en tant que metteur en scène dans le travail de Patrick Corillon ?
On parle beaucoup du pluridisciplinaire, du multidisciplinaire. C’est presque devenu la tarte à la crème. Chez Patrick, cela part d’une vraie nécessité. Il explore différents outils, différents médiums mais il le fait avec une grande ouverture. C’est facile d’entrer dans l’œuvre de Patrick. Il invite le spectateur et dans le cadre du festival, on présente les quatre performances qui forment le cycle « Les vies en soi ». Il y a des éléments de l’ordre du conteur : c’est lui qui parle, il ne joue pas un personnage. Il y a une dimension d’autofiction : il raconte quelque chose qui lui est arrivé. On ne sait pas ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Il manipule des objets. Il y a une dimension un peu bricolée. Il tourne sans régisseur, c’est lui-même qui manipule les objets. Il peut dire : « Je vous montre des images avec un rétroprojecteur mais je ne sais pas comment faire car il se met en veille toutes les 5 minutes, donc je dois le rallumer de temps en temps. » Il y a une manière d’être dans « l’ici et maintenant » avec les spectateurs, et cette manière d’explorer différentes disciplines qu’il arrive à réunir de façon simple. C’est quelque chose de particulier, de complexe, mais ce n’est jamais compliqué. Et cela me plait beaucoup. Il nous emmène, il fait travailler l’imaginaire. Pour moi, le plus important au théâtre, c’est l’imaginaire du spectateur. C’est pour cela qu’on travaille. Si on montre 10.000 images sur un plateau mais que rien ne nait dans la tête du spectateur, on a tout faux ! En revanche, on peut inviter le spectateur à créer des images dans sa tête avec trois fois rien. Dans nos sociétés, nos imaginaires sont plutôt malmenés. On est bombardé d’images toutes faites qui servent surtout à nous vendre des choses. Un de nos biens les plus précieuses, c’est l‘imaginaire.
La mission du théâtre, c’est de contrer toutes les images que nos sociétés nous renvoient ?
C’est David contre Goliath ! On travaille avec peu de moyens et on ne touche qu’une petite partie de la population car la majorité ne va pas au théâtre. Avant tout, il faut penser à amener les gens au théâtre. Mais je suis persuadé que même si on ne touche que peu de gens, la répercussion est plus large. Je crois très fort à l’authenticité des démarches. Si je fais ma part, dans mon petit coin et avec sincérité, il y aura un impact. J’y crois sinon c’est le désespoir. Je ne vais peut-être pas renverser le monde, c’est une autre question. Je crois qu’on en a marre de tout ce qui est à grande échelle. Je suis persuadé, par exemple, que les gens reviendront au commerce de proximité. Il n’y a pas de contacts entre les gens dans les grandes surfaces. Les grosses machines, les gens en auront marre ! Il faut réinvestir dans l’humain.
Dans ce contexte, les écritures locales sont-elles le reflet de ce mal-être ? Une alternative à une trop grande ouverture sur l’international ?
Cela dépend. Pour moi, ce n’est en rien un repli sur soi, un protectionnisme. Je ne fais pas local car c’est mieux qu’à côté ! Il s’agit simplement d’être à l’écoute des gens qui vivent ici, et bien sûr, ce n’est pas la même parole que les gens qui vivent à côté. De nouveau, avec cette grande machine économique, tout finit par se ressembler. On peut aller se balader dans une ville à 500 kilomètres et trouver les mêmes boutiques, les mêmes rues commerçantes. C’est terrible. L’extraordinaire, c’est de se confronter à nos différences. Dans ces différences, on va trouver des liens. Avec nos cousins du Québec, nous avons plein de points communs et autant de différences. Ils parlent français mais ils sont Nord-américains. On peut partager la bière avec eux, ils adorent ! Ils n’ont pas le même accent que nous. Pour eux, c’est nous qui avons l’accent. Cela peut paraître anecdotique. Mais je pense que s’ouvrir sur l’international, oui c’est important et on le fait aussi ; mais si c’est pour nier ce que nous sommes et être dans le déséquilibre, alors non ! Ce qui m’intéresse, c’est la relation, le lien que l’on peut établir. L’idée du festival, c’est de choisir tous les deux ans une nouvelle communauté. On peut aller vers l’Afrique… C’est vaste. On ne s’en tiendra peut-être pas à la francophonie non plus. On peut envisager un travail de traduction, durant la saison. On monte aussi des auteurs étrangers, c’est une des spécificités du Rideau de révéler des auteurs étrangers chez nous.
Nos auteurs sont-ils appréciés ailleurs ? Leurs écritures sont-elles comprises ?
Certains de nos spectacles tournent en Afrique. Il n’y a pas toujours un grand développement médiatique. Ce qui doit être amélioré, c’est la manière dont nous défendons nos artistes à l’étranger. Il y a une véritable réflexion à mener. Le Québec, en ce sens, est une machine de guerre. La Flandre aussi. Ils ont des artistes exceptionnels. Ce que les artistes flamands ont conquis à Avignon, nos artistes peuvent le faire aussi. L’intérêt existe mais il faut améliorer les outils. J’ai été à Dramaturgies en Dialogue avec des auteurs belges. Et bien, les Québécois étaient forts intéressés par le travail de Catherine Daele. Ils ont entendu quelque chose de différent de ce qu’ils peuvent faire alors même que le texte était lu par des Québécois. Tout comme les textes québécois sont lus par des Belges chez nous. C’est plus intéressant.
Y at-t-il des éléments, des récurrences dans les textes belges francophones ? Une écriture locale spécifique se dégage-t-elle ?
Pendant très longtemps, les écritures francophones ne mentionnaient pas la Belgique. Les écrivains belges, de façon générale, attendaient une reconnaissance parisienne et avaient tendance à occulter leur origine. Ce qui fait que souvent, les fictions belges ne se passaient nulle part ou se passaient ailleurs. On constate depuis un certain nombre d’années, à travers une série d’œuvres et notamment dans le domaine théâtral, que l’on parle enfin d’ici, de notre histoire, que l’on commence à assumer nos actes sur le plateau, pas de façon anecdotique mais on va interroger cette identité très complexe des Belges de Belgique francophone, en particulier. Par des approches diverses, on renoue avec notre histoire. C’est le cas du texte « Loin de Linden » présenté au Théâtre des Doms à Avignon. Veronica Mabardi s’y est inspirée de la vie de ses deux grands-mères. Elle a imaginé un dialogue entre sa grand-mère flamande et son autre grand-mère francophone. Elles parlent des années 60, des grandes grèves. C’est nouveau ! Avant, on n’en aurait jamais parlé. Et les spectateurs français étaient passionnés par cela. Quand on creuse dans le particulier, on rejoint quelque chose de l’ordre de l’« universel » - je trouve que c’est un terme un peu pompeux - mais au fond Anton Tchekhov ne disait pas autre chose. Tchekhov disait : « Mon théâtre ne se jouera pas à l’étranger car cela n’intéresse pas les étrangers, la vie dans les sous-provinces russes. » Était-ce une coquetterie de sa part ? C’est vrai que les pièces de Tchekhov se passent dans des endroits où on a l’impression que rien ne peut arriver. Et pourtant, il parle de choses qui nous touchent. C’est important de savoir d’où l’on parle. Et puis, bien sûr, nous sommes multiples. Nous avons une acception large de l’auteur belge. Quelqu’un qui vit ici est considéré comme Belge, tout comme un Belge qui partira vivre à l’étranger restera Belge…
Quelle est l’importance de la langue dans la recherche d’une spécificité locale ?
L’écriture, c’est le travail de la parole. La langue a été en partie inventée par les écrivains, ce qui pose la question de la langue parlée dans tel lieu. Louise Emö est très influencée par le rap, le slam… Ces cultures-là arrivent aussi. Nous ne défendons pas l’idée d’un théâtre « noble ». Mais dans les écritures belges, on accorde une grande attention à la langue. Il y a bien sûr aussi les irréguliers de la langue, ceux qui aiment la tordre. Il y a un côté baroque en Belgique.
Le festival suit les jeunes auteurs présenté au cours du RRRR Festival. Certains textes font l’objet d’une production l’année suivante. C’est un objectif dans la participation au festival ?
Je parlais de « Loin de Linden » de Veronica Mabardi. Son texte avait été lu ici-même, il y a deux ans. C’est devenu une production. Un autre texte, « Greenville » de Régis Duqué est en cours de production. Mais il y a aussi des auteurs qui viennent nous voir avec des objets d’écriture et que l’on suit de diverses manières. Philippe Vauchel, par exemple, est comédien et auteur mais de ses propres solos. Il a maintenant le désir de développer une écriture à plusieurs voix. Nous allons l’accompagner dans ce travail. La production ne se fera pas tout de suite mais dans le cadre du festival, on a réuni la distribution et leur a offert une semaine de travail. Ils ont ainsi pu lancer le projet. Nous discutons ensuite sur ce qui est présenté, sur ce qui fait écho, ce qui ne fait pas écho, en vue d’enrichir le travail. Idem pour le projet avec Sébastien Harrisson. On a réuni ici une équipe belgo-québécoise composée d’une actrice flamande, une actrice canadienne anglophone, des Belges et des Québécois francophones. On a travaillé ensemble une semaine et on a présenté quelque chose… ce qui casse l’image de l’auteur solitaire, seul dans son coin. Mais il y a des auteurs qui ont besoin de solitude, alors que d’autres travaillent en collectif ou écrivent sur le plateau. Il faut rester à l’écoute des besoins et souvent, les auteurs sont friands de retours. Notre comité de lecture reçoit beaucoup de textes et répond par un écrit structuré, parfois très sévère, le plus clair possible. Mais même s’il est négatif, les auteurs nous remercient car ils en retirent quelque chose. C’est aussi une de nos missions.
Il y a un précepte comme quoi le théâtre n’existe que s’il est joué. La production est-elle nécessaire à l’édition ?
Très souvent, l’édition d’un texte théâtral est conditionnée par sa production. Ce n’est pas toujours le cas. Mon ami Emile Lansman édite parfois des textes qui ne sont pas montés. Les éditions Large en France le font aussi. Il est vrai que le plus souvent, l’éditeur hésite s’il n’y a pas de production. Mais il y a divers cas de figure. Certains textes restent longtemps sur le papier, n’ont pas accès à la scène alors qu’ils sont très beaux. Le théâtre peut se lire. La plupart des lecteurs se méfient des textes de théâtre alors que ce sont aussi des objets littéraires. Suivant les auteurs, l’approche est différente. Pour Joël Conrad, l’écriture est une écriture de plateau ; Manuel Pereira trouve que le théâtre doit aussi être un objet de littérature. Une institution théâtrale se doit d’être attentive à cela, savoir suivre une démarche et non imposer des modèles figés. L’institution doit accepter de se transformer par les écritures et plus largement par les pratiqueurs.
Pour cette édition, un atelier d’écriture a été ouvert au public. Comment cela s’est-il passé ?
On a profité de la présence d’un auteur québécois, Guillaume Corbeille, qui a une pratique des ateliers d’écriture très courante dans la culture québécoise. L’idée de l’auteur qui travaille seul avec son inspiration, est une idée très européenne. Là-bas, le partage, l’accompagnement est plus répandu. Il a suffi d’un message sur Facebook annonçant l’ouverture de l’atelier et en quelques heures, c’était complet. Il y a une demande.
Des initiatives comme celle du RRRR festival sont-elles rares ?
Ce n’est pas courant. Je suis demandeur vis-à-vis des pouvoirs publics pour que l’on engage une réflexion sur la façon dont les écritures dramatiques sont défendues. Des outils existent, des organismes aussi, mais il manque une dynamique d’ensemble. J’espère que dans le cadre de la rénovation « Bouger les lignes » que la ministre Milquet a mis en place, les choses vont changer. En tous cas, j’ai annoncé ma disponibilité en ce sens, également pour y travailler avec d’autres.
POUR EN SAVOIR PLUS
*** Le Rideau de Bruxelles | www.rideaudebruxelles.be
*** Dramaturgies en Dialogue | dramaturgiesendialogue.com
*** Patrick Corillon | www.corillon.net*** Loin de Linden, écriture Veronika Mabardi, mise en scène Guiseppe Lonobile, du 02 au 17/02/2016 au Rideau de Bruxelles | En savoir plus
*** Warda, écriture Sébastien Harrisson, mise en scène Michael Delaunoy, du 15/04 au 04/05/2016 au Rideau de Bruxelles | En savoir plus