"Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce." S’adressant à son père, Edouard décrit la dégradation physique de cet homme, cassé par sa condition sociale. Un cas exemplaire, nous fait-il sentir, en mêlant au dialogue avec ce quinquagénaire usé, presque muet, des explications qui éclairent ses souvenirs. Suivant une conviction machiste, bien ancrée dans cette petite ville du Nord de la France, le père d’Edouard a quitté l’école le plus tôt possible. Geste d’insoumission, suivi d’un court séjour dans le Sud, pour profiter de sa jeunesse. Et puis il entre à l’usine. C’est ainsi qu’on devient un homme. Travail harassant. On noie la fatigue dans l’alcool. Après de multiples cuites et engueulades, sa femme lui claque la porte au nez. Définitivement. Son père avait subi le même sort. Un terrible accident du travail lui casse le dos. Malgré ce handicap, il devra accepter un boulot de balayeur. Pour conserver ses droits sociaux.
Lorsqu’un camion fou fait exploser la voiture familiale, où étaient planqués les cadeaux de Noël, Edouard, 8 ans, fond en larmes. Pas à cause des jouets perdus. Ses pleurs traduisent l’angoisse provoquée par la fragilisation de la famille. Comment son père pourra-t-il encore les faire vivre ? Ce père autoritaire, "viril", a horreur des "cartables de princesses" et ne supporte pas que son garçon affiche des signes de féminité. Dès qu’il le voit mener la danse, dans un spectacle d’enfants, affublé d’une robe, il quitte la pièce. Cependant, quand le fiston le rejoint, il lui ouvre les bras. Scénario voisin : en entendant son ado, fan du film "Titanic", demander comme cadeau le DVD, il s’oppose catégoriquement à l’achat de ce tire-larmes. Mais le lendemain de ce refus, Edouard est fou de joie : le DVD tant désiré est là, accompagné d’autres échos du Titanic. Prisonnier de ses préjugés et de son homophobie, ce père a du mal à fendre l’armure et ne soutiendra pas son fils, en butte aux injures et aux brimades.
Philippe Grand’Henry vit le dégel du père avec une grande sobriété. Renfrogné, il encaisse en silence des critiques acerbes, puis sourit à l’évocation de certains souvenirs... Partager le plaisir de la vitesse avec son gamin ! Le décor triste et froid nous plonge dans la grisaille. En ouvrant ces portes de garage, le père confronte deux mondes totalement séparés. Retranché dans sa tanière-dépotoir, il s’isole pour bricoler. La chanson de Céline Dion, qu’il préfère, lui donnera pourtant l’audace de passer de l’autre côté.
On ne résiste pas à la fougue d’Adrien Drumel. Il note rageusement les dates, danse, chante et alterne souplement dialogue avec le père et adresses au public. D’abord très agressif, ce fils scandalisé s’attendrit et aspire avec pudeur à une réconciliation. Les ambiances musicales de Camille-Alban Spreng soutiennent cette évolution. Révolté par le mépris des énarques pour les démunis, il désigne par leurs noms les "assassins" de son père. Julien Rombaux ajoute à la liste des hommes politiques français, Vande Lanotte, Di Rupo, Michel. Cette charge politicienne est exaltante, mais superficielle et frustrante. On aimerait entendre des arguments précis et écouter la défense des accusés.
Martin Hirsch, inventeur du R.S.A, a répondu à Edouard Louis, en publiant "Comment j’ai tué son père". Cette réserve ne masque pas l’efficacité de la mise en scène et l’excellence des comédiens. Voilà un spectacle poignant qu’il ne faut pas rater.
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