La scène est encadrée d’écrans, d’ordinateurs, de claviers, de maquette. Pierre Solot invite certains spectateurs à s’amuser avec une vieille console, en chassant le canard, pendant qu’ Emmanuel De Candido triture son rubik’s cube. Ambiance détendue. Les comédiens se présentent puis nous emmènent dans un café Starbucks, où tout est "brun caramel dégoulinant". Voix sirupeuse de Norah Jones. On s’attend à un épisode de soap opéra. Tout à coup, les yeux dans les yeux, Jessica lance : "Brandon, ou bien tu me parles, ou bien je te quitte." Pas de suspense. Le titre est clair : elle le quitte. Et pourtant il a parlé et même dit sa vérité, car il respecte le principe de son grand-père : être un homme, c’est avoir une parole. Alors pourquoi cette rupture ? Les deux comparses proposent de reconstituer le puzzle de l’histoire. Essayons de ne pas gâcher le plaisir des futurs spectateurs par trop d’indiscrétions.
Clin d’oeil à la série "24 heures chrono", les meneurs de jeu font disparaître le nombre 1626, en déclenchant le chronométrage du spectacle. Quatre titres de chapitres vont s’afficher successivement pour le baliser. Priorité aux jeux vidéo. Les conférenciers réchauffent les souvenirs des trentenaires. Partant de "Pong", le pionnier, ils évoquent la sophistication croissante de ces jeux avec les pixels et la fascination exercée par la mythologie de l’héroïc fantasy. Pierre, le musicien, explique ensuite comment à partir de trois, deux ou même une note, on donne une identité musicale à "James Bond", aux "Dents de la mer" ou à "Iron man". Parodiant une émission de Bernard Pivot, les deux compères se lancent dans une discussion fumeuse et ironique sur les lectures de Brandon. Peut-on rapprocher un roman "fantasy" comme "La Roue du temps" de l’oeuvre de Nietzsche : "La généalogie de la morale" ?
Intitulé "L’Effet cercueil et la guerre propre", le chapitre suivant rappelle que les Américains ont été traumatisés par la guerre perdue au Vietnam et par les 2977 victimes de la catastrophe du World Trade Center. Durant ces décennies, où l’on rêve de guerre propre, les jeux de stratégie guerrière se sont multipliés et sont devenus de plus en plus complexes. Filmé par Pierre, Emmanuel manipule des figurines, afin de montrer le rôle décisif des drones et la nécessité pour un pilote d’être "multitâche".
Changement brutal de ton. On entre dans le drame intime de Brandon Bryant. Emmanuel De Candido se glisse dans sa peau. La bouche près du micro, d’une voix sourde, il nous confie son témoignage bouleversant. Une séquence dont l’intensité poignante est renforcée par la musique de Pierre Solot et les lumières de Clément Papin. L’énigme est résolue. On comprend pourquoi ce héros, enfant du numérique, se retrouve seul. L’étrange question sur la différence entre un enfant et un chien, posée au début du spectacle, prend une résonance dramatique. Tout comme le nombre 1626. Mêlant indices et rappels, sérieux et dérision, les deux complices ont adopté un style décontracté. Ils ne jouent pas aux profs érudits. En nous entraînant dans leur jeu de piste, ils nous amènent à regarder en face notre monde interconnecté. Un monde où les écrans sont rois. Un monde où le réel et le virtuel ne s’opposent plus, mais se complètent. Frappés par la confession de Brandon Bryant, nous nous rendons compte que les progrès constants du numérique suscitent nombreuses questions philosophiques ou politiques. Les auteurs ne les posent pas frontalement, mais les suggèrent dans ce spectacle intrigant, spirituel et lucide.
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