Le public est invité à prendre place sur des coussins, dans la pénombre pour écouter la ,voix (enregistrée) de Gurshad Shaheman. Il raconte son enfance, en Iran, du temps de la guerre avec l’Irak. « La guerre est une donnée parmi d’autres, dit-il. Je ne souffre pas de cela, je n’ai rien connu d’autre. » Il accompagne son père ingénieur qui réhabilite des équipements dévastés, des tunnels, des ponts, des routes détruits par l’armée irakienne, sur des chantiers proches du front. Une façon de montrer le monde à son enfant dans l’espoir de le voir suivre sa voie.
L’acteur se place, immobile, au milieu du public tandis que l’écran égrène un compte à rebours : « en l’absence de contact physique, cette performance prendra fin dans 59, 58, 57, secondes... » Tour à tour, les spectateurs viennent établir un contact pour continuer à entendre sa voix. Le rituel qui permet de mener le texte à son terme donne son nom « Touch Me » à l’acte I.
Il y raconte un père impérieux pour lequel les effusions de sentiments sont insupportables, pour lequel le corps n’est que le lieu du défi. Ni coup – sauf sa première gifle qui lui vaudra quand même huit points de suture -, ni caresse, le père de Gurshad Shaheman a toujours maintenu une distance entre la main et le corps, un espace vide qui traduit qui il est mais une distance qui sera altérée par les aléas de la vie.
Changement de lieu, l’acteur invite le public à partager un repas en hommage à sa mère qu’il a préparé lui-même avec ses assistants. Au menu, un mezze et un ragoût de bœuf aux lentilles jaunes et citron séché. La voix (toujours enregistrée) explique que sa mère était dépourvue de tout talent culinaire, laissant la responsabilité du repas au père. Belle est brillante, elle veut devenir avocate mais ses ambitions seront mises à mal par le nouvel ordre instauré par la révolution islamique. Le droit qu’elle a appris est caduc et désormais basé sur la charia.
Habillé des vêtements de sa mère, il déroule le fil de l’exil, leur arrivée en France, l’apprentissage de la langue, les déménagements du nord au sud de la France, les crises d’adolescent qui participent à la construction de soi. Le repas de famille est un lieu propice aux révélations. Celui-ci permet d’entrer dans l’antichambre de la vie intime d’un garçon pas comme les autres, Sa mère n’est pas armée pour affronter le monstre de la vérité.
Une part de sa vie intime qu’il exhibe et partage à travers son parcours de l’éveil à la sensualité à la soumission au désir. Autour et dans un boudoir cubique rose, les spectateurs sont invités, par tirage au sort, à s’immiscer un à un dans ce lupanar, théâtre des 1001 ébats du héros devenu prostitué. Dans « Trade Me », Gurshad Shaheman détaille, en voix directe cette fois, sa jeune vie adulte, ses amours romantiques ou tarifés. Vendre ses charmes n’est rien d’autre qu’une façon de se réapproprier ce corps dont son éducation l’a dépossédé, ce corps qu’il fallait mettre à l’épreuve, cacher et, surtout, ne pas écouter.
Né en Iran, habitant en France depuis l’âge de 12 ans, Gurshad Shaheman n’a pas compris tout de suite que ces trois textes qu’il a écrits séparément, ces trois moments de sa vie ne formaient qu’un seul et long – 4h30, entractes et repas compris – témoignage autobiographique. « L’identité ne se découvre pas elle se construit », dit l’auteur dans une interview. La sienne est le fruit de l’éducation que deux figures, paternelle et maternelle, lui ont donnée, mais aussi du contexte, politique, historique, et de ses quêtes et questions.
Au travers d’une écriture limpide et juste, l’artiste nous emmène dans un voyage intime, surprenant, touchant, déconcertant. Le spectateur traverse différentes expériences, différents espaces, différentes ambiances, dans un parcours en rupture avec les codes du théâtre mais qui reprend les attributs du théâtre (présence, narration, musique). Ce rituel inédit du théâtre balaie toutes les frontières et les certitudes, laissant Gurshad Shaheman se livrer à cœur et à corps. Sans gène et sans fausse pudeur.
Didier Béclard