Charrié par les musiciens, Jef attend Madeleine... qui ne viendra pas. Il a beau s’accrocher à son Amérique, s’entêter à rapporter des lilas, il vit mal ses échecs à répétition. En se soûlant, il sera sans colère, sans passion, sans espoir : "Ami, remplis mon verre.", demande-t-il à Eugène. Echte brusselaire, ce patron de bistrot est une soupe au lait, mais a le coeur sur la main. Avec Sancho, un immigré espagnol, qui n’a pas sa langue dans sa poche, il arrache Jef à sa solitude. Ragaillardi, celui-ci voit défiler sa vie aux côtés de la fille qu’il aimera. Pendant qu’il chante cette "Bourrée du célibataire", Madeleine et Mathilde se mêlent à la danse. Grâce aux réseaux sociaux, ces personnages emblématiques se sont retrouvés chez Eugène et viennent fêter le Grand Jacques, qui leur a donné vie.
Entre deux chansons, ils refont le monde. Taquineries, coups de gueule, chamailleries rendent les échanges cocasses et pittoresques. Mais on se lasse de ces brèves de comptoir, de ces provocations de pochards du genre : "Lever le coude est la meilleure façon de ne pas baisser les bras." et l’on se réjouit d’entendre la poésie de Brel reprendre le pouvoir. Cette réunion permet de rapprocher ou d’opposer certaines chansons, de varier les styles, les danses, les climats et les interprétations. La terrasse de "Chez Eugène" offre un cadre idéal à "ça sent la bière". Malgré leurs bisbilles, ces orphelins de Brel forment une bande de copains qui s’entendent à merveille pour se moquer des ennuyeuses déclinaisons de "Rosa" ou pour chahuter "Les Bourgeois". Une ambiance joyeuse qui dessert deux classiques. Chanté avec légèreté, "Quand on n’a que l’amour" ne fait vibrer ni les amis ni le public. Madeleine et Mathilde, qui se partagent "Ne me quitte pas" édulcorent son côté vibrant et Jef lui reproche d’être une chanson qui lui donne la cafard.
Malgré ces faux pas, on se laisse emporter par la fougue de ces comédiens-chanteurs, soutenus par un trio efficace : Stijn Bettens à l’accordéon, Anne Creuen au piano et Christophe Devisscher à la contrebasse. Incarnant Jef, Marc De Roy mène le jeu avec finesse. Rageur dans "L’Ivrogne", il déclare pudiquement son amour dans "Je ne sais pas" et se déchaîne, en luttant contre l’emprise de "Mathilde". Madeleine (Nathalie Delattre) et Mathilde (Véronique Sonneville), les deux femmes de sa vie, semblent différentes. L’une, dans sa robe ensoleillée, est lumineuse, réfléchie, l’autre dans sa chasuble sombre, dévergondée, insolente, mais toutes deux sont fragiles. On perçoit leur sensibilité, quand elles chantent en duo "Le Plat pays".
Bougon mais tendre, Eugène (Alain Eloy) et Sancho (Stéphane Oertli) aux réparties pleines de bon sens, pimentent le groupe. Dirigée avec rigueur par la metteure en scène Nathalie Stas, la troupe nous surprend par l’originalité de certaines interprétations. Comme dans cette version très hargneuse d’"Au suivant". Mais si les comédiens laissent chanter leur imagination, ils ne coupent pas le cordon ombilical qui les relie à Jacques Brel. C’est sa voix qui entonne le premier couplet de "La Chanson des vieux amants" ou qui les entraîne dans "La Valse à mille temps". Cette voix s’est tue, il y a quarante ans, mais les textes des chansons défient le temps. Grâce à leurs qualités artistiques, leur énergie et leur ferveur, les acteurs de ce spectacle enlevé nous en donnent une brillante confirmation.