Œdipe est le lieu de recoupement entre grandeur et misère, image de notre condition humaine, une condition tragique. C’est dès la première scène déchirante, un homme de compassion, mais le héros n’a aucune prise sur le Destin scellé par les Dieux. Il souffre avec majesté, stoïquement courageux et désespéré devant les malheurs et les révélations qui s’accumulent. Thèbes est l’image pour Sophocle (411 av. JC) de sa ville d’Athènes profondément divisée contre elle-même, en proie aux guerres, victime de scandales et procès avant-coureurs de catastrophes, en butte à a crise morale et politique d’une démocratie décadente. Qu’ajouter de plus ? Ceci ne vous fait-il pas penser à notre Europe ?
Et la force théâtrale extraordinaire de la juste mais inutile colère d’Œdipe est là pour nous émouvoir au plus profond de nous-mêmes, en tant qu’individus et en tant que citoyens. Daniel Scahaise, dont c’est, à l’issue d’une formidable carrière, la dernière mise en scène pour le Théâtre des Martyrs, est passé maître dans l’adaptation du théâtre antique à la scène contemporaine. Fluidité, fidélité au texte, humour, humanité, respiration tragique, tout y est. « Œdipe, c’est l’homme par excellence, celui qui se heurte au chaos de la vie et qui tombe le plus bas. Comme Antigone, il représente le parcours du combattant humain. Ils font tout pour trouver un chemin lumineux, et ils se ramassent tous les embruns, tous les écueils, mais ils se relèvent, ils font front. » On est devant une fête spirituelle de l’humanisme.
Le contexte rituel et la présence du chœur, regard et parole publique démultipliée, renouent avec les sources du théâtre antique et celles de notre civilisation. Le jeu des lumières, les chants, les percussions, les voix, la flûtiste, donnent un frisson lyrique au drame. Un rideau transparent, balayé par de belles projections poétiques évoquant le voyage initiatique d’Œdipe, sépare l’espace de l’action et celui de la réflexion. La scène est un espace incandescent, brûlé par une lumière aveuglante, parsemé de roches qui évoquent des cités en ruines. Quelques chaises éparses. Au centre un somptueux olivier vivant, lieu de pouvoir, de justice et de sagesse devant lequel s’affrontent les passions et la raison humaine.
D’une puissance dramatique extraordinaire, Créon (Stéphane Ledune), le frère de Jocaste, Œdipe (Christophe Destexhe), Jocaste (Hélène Theunissen), Tirésias (Bernard Marbaix) fonctionnent comme les engrenages d’une machine infernale - selon les mots de Cocteau - dont les tensions et la vérité psychologique ne cessent de monter en crescendo. Le récit par Bernard Gahide du suicide de Jocaste se travestit d’une nausée magnifique. Brûlante fresque qui marque durablement et profondément. C’est le couronnement d’une carrière théâtrale de quelqu’un à qui, Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel à l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française, voue non seulement de l’amitié mais une « gigantesque admiration »... qui est la nôtre aussi : hommage et respect à Daniel Scahaise.
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