Alors même que les spectateurs s’installent dans la grande salle du théâtre National, Fabrice Murgia donne le ton et nous accueille dans un environnement sonore pesant, où les voix presque éteintes et les dialogues de programmes TV se mêlent aux grincements et aux bruits étranges. Dans la pénombre de la scène, à travers le voile de l’écran, des silhouettes et des voix commencent peu à peu à s’animer sous les faibles lumières.
Articulé en trois chapitres, "Notre peur de n’être" trace les portraits croisés de quatre personnages liés par la solitude et prisonniers de cette peur de ne pas exister : le veuf qui vient de perdre sa femme et qui crée un dialogue privilégié avec l’application de son smartphone, Hiki, le jeune adulte qui vit reclus dans sa chambre pour se couper du monde, à la manière de ces "Hikikomori" japonais, la mère de Hiki, une immigrée italienne désespérée face aux choix de vie de son fils unique et Sarah, étudiante en communication qui se parle à elle-même à travers un dictaphone. Sur l’esquisse du chemin qui leur permettra de surmonter le repli sur soi pour s’ouvrir au monde, ces personnalités attachantes sont accompagnées de deux narratrices, qui semblent nouer les fils sur la trame de leurs histoires. Comme une conscience, un ange gardien, elles se révèlent tantôt une présence douce et bienveillante, tantôt un œil critique sur les situations qui se dévoilent.
Avec "Notre peur de n’être", Fabrice Murgia repousse toujours plus loin les frontières entre théâtre et cinéma, en proposant un spectacle déroutant qui place le visuel au cœur de la représentation. Véritable "marque de fabrique" du metteur en scène, la combinaison de la caméra et de l’écran tient souvent le premier rôle et dépasse le simple effet scénographique. Les images des comédiens, filmés sur scène dans des positions qui limitent la vision du spectateur, sont directement retransmises au premier plan, en transparence sur le voile de l’écran ou au-dessus de la scène. De cette confrontation avec le miroir déformant de l’écran naît l’expérience d’un regard inédit sur des points de vue ou des angles différents. Soucieux d’échapper aux codes du théâtre classique, Fabrice Murgia parvient à insuffler au spectacle une esthétique cinématographique. Grâce à des structures amovibles et des plateaux tournants, les personnages apparaissent et disparaissent, passent si rapidement d’un tableau à un autre, d’une scène à une autre, qu’ils évoquent avec fascination les images qu’on zappe à la télévision.
Porté par six talentueux comédiens qui nous plongent dans une atmosphère à la fois envoûtante et dérangeante, "Notre peur de n’être" joue avec les ruptures et les rythmes pour surprendre le spectateur. Parfois, les histoires des protagonistes se superposent, se bousculent à toute vitesse, en cadence avec les interventions des narratrices. À d’autres moments, la profondeur du silence ou de la musique laisse libre cours au langage des symboles pour s’enrichir d’émotions fortes et de sensations furtives.
Sans dénoncer, ni encenser les nouvelles technologies, Fabrice Murgia dépeint d’une part, le mal-être des rapports humains dans une société médiatisée, et d’autre part, l’espoir, l’utopie des jeunes générations face aux changements qu’elles peuvent apporter. Même si, par son caractère innovant et déviant, "Notre peur de n’être" met à mal la représentation classique en brouillant volontairement le contact direct et le rapport au réel, il n’en demeure pas moins un recueil poétique et symbolique où les mots se transforment en images et les émotions en musique.
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