Mercredi 17 février 2016, par Isabelle Plumhans

Mots pour maux

Les mots sont-ils nécessaires pour dire ? Et quand - et comment - s’éclipsent-ils pour laisser place à l’émotion ? Au geste. Au spectacle. A la vie.

Une fin d’après-midi d’hiver. Un mail ami. Dans le mail, un lien. Vers un album en ligne. Notes claires et guitare folk. Mots inconnus, parce qu’inventés. Des chansons sur lesquelles tout deviner. Sur lesquelles se laisser aller. A ressentir, penser, ne pas penser. L’émotion en frisson, et l’hiver d’après-midi qui devient cocon. Ce cocon, c’est celui de Benoit Lizen, artisan magique du sensible.

Quelques semaines plus tard. L’hiver, toujours - c’est important, le décor. Dans un café littéraire réinventé salle de concert. Benoit Lizen, toujours. Guitare et basta. Un moment de spectacle comme un souffle. Sans costume ni apparat, la saison froide en scénographie. Et la délicatesse en dramaturgie.

Entre son émotion à lui, l’artiste, évidente, et la mienne, spectatrice, sur le fil, des mots sans référents. Ou alors, en seul point commun, des sentiments. Et Benoit Lizen, et Naomka, son album, de m’avoir fait comprendre, un peu plus, mon besoin d’art vivant. Parce que derrière la frustration que j’ai ressentie, quelque fois, ce soir-là, de ne pas pouvoir référer mon émotion à des situations - la faute à l’absence de mots connus - il y a eu le bonheur, surtout, d’imaginer imaginer les émotions de l’artiste, de lui prêter mes souvenirs. Et toucher, là, à ce que le spectacle est, pour de vrai. Mot/moment physique contre mot/moment mental.

Mots triturés, mots abandonnés

Parce que le mot, s’il est généralement au centre de la création théâtrale et spectaculaire, n’est pas l’unique et essentielle condition à cette dernière. Parce que le mot, aussi, peut enfermer. Convoquant l’intellect, il zappe l’émotion. Dans ce cas, le spectacle passerait à côté de sa puissante fonction d’évocation. Le mot, alors, pour frapper juste, sur scène, doit se réinventer.

Comme le mot de Bruno Coppens. Lui, attaché plus que tout au verbe - c’est en nommant les choses que les choses arrivent, aime-t-il répéter. Lui, convoquant sur la scène du théâtre du Public, en ce mois de février, les personnages déjà interprétés par lui, par ailleurs. Des personnages qui lui permettent de faire tanguer les mots, les faire s’amuser. Afin que ces mots prennent corps, sens. Hyper-intellectualisés dans un premier temps par un Bruno Coppens qui sait les titiller, ils quittent leur référent sûr, connu, bourgeois, et vivent leur vie. Deviennent physiques. Décortiqués, mis à mal, triturés, ils deviennent terreau qui rit et qui, parfois, guérit. Entités véritables, ils font lien entre l’acteur et ses spectateurs. Lien qu’il convient d’entretenir. Ce que fait Bruno Coppens, retravaillant tous les soirs, avant le lever du rideau, son La vie est un destin animé, suivant les réactions du public de la veille. Histoire que les mots aillent à l’essentiel, au plus vrai, au plus juste.

Mais il arrive, aussi, que les mots soient largement absents de la scène. Mais filigranes terriblement présents, genèse essentielle. C’est le cas du très dense et habité Radioscopies de la chorégraphe Michèle Noiret, à qui on a proposé, dans le cadre de Mons 2015, de travailler à partir d’une interview du belge Conrad Detrez - prix Renaudot 1978 pour L’herbe à brûler. Une interview diffusée dans l’émission Radioscopies de Jacques Chancel, d’où le titre du spectacle. Conrad Detrez, poète exalté et baroque, militant engagé, réhabilite la sensualité en nouveaux territoires, l’exagération douce en guide de vie : « Je veux voir. Je demande des paysages, des climats, du fantastique, je veux des visions. Moi je veux que sur tout (…), on me donne un regard, on m’en impose un autre, à l’occasion plus incisif, qui renouvelle le mien. Je veux qu’on me fasse sentir le temps, la femme, le passage d’un train, comme jusque-là, jamais, je ne les avais sentis. (…) Je veux qu’un auteur ouvre en moi mes propres abîmes. » Michèle Noiret a fait sienne la prose du romancier, convoquant, à la manière de ses mots, la chaleur de Rio - Conrad Detrez a vécu en Amérique du Sud, s’y est révélé à l’écriture - la délicate sensualité des corps et l’envol quasi psychanalytique de cette œuvre. Ecriture corporelle et images de cinéma, c’est son langage à elle pour dire tout ça. Et, surtout, pour partir plus loin. Car intégrant ce premier terreau, celui de Conrad Detrez, elle réinvente son discours, parlant d’elle, de son travail, surtout, sur le plateau. Dans ce studio - le sien - recréé sur scène, elle évoque son lien au travail, à la vie, à sa danse. À l’autre, aussi, l’inconnu. Avec subtilité, bavarde quand il le faut, muette quand il se doit. Sublime, toujours. Et forte de ces mots intériorisés.

Sans mot

Et puis parfois, les mots viennent après. Pour expliquer, souligner. Comme dans Francesca, spectacle seule-en-scène de et avec Nathalie Rozanes. Au départ, une rencontre. Celle de l’artiste avec l’œuvre, énigme sublime et noirceur lumineuse, de Francesca Woodman. Cette dernière, photographe stellaire, sur le fil, qui captura l’ombre et la lumière, entre pudeur et impudeur, présence absente de son corps, souvent nu, à l’image. Artiste torturée par ses profondeurs, qui mourut défenestrée à 22 ans, laissant une œuvre bouleversante. Et des carnets de notes, peut-être, pour mieux la comprendre. Ce sont ces carnets - entre autres, puisqu’à ces derniers la metteure en scène adjoint le poème d’amour épistolaire Coeur de Lion de l’auteure Ariana Reines - qui servent de matériau de base au spectacle. Francesca, alors, c’est l’image en premier, les mots pour la comprendre puis l’image finale qui de tout ça est née. Le spectacle, en boucle bouclée.

Mots contre écrits, c’est aussi le cœur du travail de Bernard Van Eeghem. Architecte de formation, et artiste polymorphe, ce dernier rejouera, sur la scène des Tanneurs, Au sanglier des Flandres. Le spectacle, qui a gagné le prix de la critique en 2012, retrace un évènement fondateur de la carrière de l’artiste. Ce moment où, très jeune, il a assisté à la procession du Saint-Sang dans sa ville de Bruges. Alors, sur scène, l’artiste, conteur de mots et de formes, dira l’histoire autant qu’il la représentera : tendu devant lui, une bâche sur laquelle il peint en parlant. Ce sont là des mots qui, véritablement, concrètement, physiquement, prennent vie.

Comme une essentielle nécessité, le théâtre donnerait donc à voir la profondeur des mots. Leur tantôt tragique, tantôt douce existence. Le théâtre comme révélateur de la platitude de ces mots que l’on emploie tous les jours, sans se douter un seul instant de leur violence, leur puissance, leur sacré. La scène comme un temple des mots. Pour en finir, peut-être, avec nos maux.

Isabelle Plumhans

(Merci à Jean Florence, master en philosophie et psychologie, psychanalyste,
professeur émérite de la faculté Saint Louis et à l’UCL, pour son éclairage.)

ENVIE DE VOIR LES MOTS ?
Naomka de Benoit Lizen | http://benoitlizen.bandcamp.com
La vie est un destin animé de Bruno Coppens, jusqu’au 09/03 au Théâtre le Public | www.theatrelepublic.be
Radioscopies suivi de L’Escalier Rouge de Michèle Noiret, jusqu’au 28/02 au Théâtre National | www.theatrenational.be
Francesca de Nathalie Rozanes, du 23/02 au 05/03 au Théâtre National | www.theatrenational.be
Au sanglier des Flandres , dans le cadre du focus Bernard van Eeghem, les 18 et 19/03 (focus du 16 au 19/03) au Théâtre les Tanneurs | www.lestanneurs.be

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Le ticket suspendu du Théâtre Varia

Parce que le théâtre est ce langage, de mots ou sans mots, pour les maux d’aujourd’hui. Parce que le théâtre est un essentiel, même, surtout, quand l’essentiel vient à manquer. On salue la belle initiative du Théâtre Varia, du ticket suspendu. Cette dernière, copiée sur le modèle des cafés suspendus (on paie deux café dans un établissement, on en boit un, on laisse le second pour la personne précarisée qui se présenterait pour une consommation, plus tard, qu’elle ne devrait ainsi pas payer). En ajoutant 1 euro à l’achat de son billet du soir, on participe à l’initiative. Pour 5 euros récoltés, un billet est offert à une personne rattachée aux organismes d’aide avec lesquels travaille le Varia. Parce que la culture est une bouffée d’essentiel, ces tickets suspendus sont nécessaires. Plus que tout. | www.varia.be