Un homme assis à une table semble tenter de maîtriser sa main gauche qui s’échappe, s’éloigne, donne l’impression d’essayer d’attraper des insectes volants. Le noir se fait et l’écran s’allume montrant en miroir, de part et d’autre d’une image macroscopique ce qui pourrait être la tête d’un insecte, un couple qui se meut, un couloir. Les corps se déplacent, semblent s’enfoncer dans les murs qui ne leur résistent pas.
L’écran s’ouvre comme une double porte. Elle apparaît sur le plateau mais est toujours présente à l’image. Le femme est l’homme sont tous deux sur le plateau dans une gestuelle dansée tout en tension. L’un comme l’autre sont vêtus de combinaisons identiques, ils portent tous deux de longs cheveux sombres qui masquent souvent leur visage. Impossible de les distinguer l’un de l’autre. Un mouvement furtif permet, un moment, de voir que le visage de la danseuse est masqué à la façon de Fantomas. L’instant d’après, plus rien ne cache ses traits.
L’action se situe dans un temps futur. La plupart des insectes que nous connaissons ont été décimés par l’irresponsabilité humaine. Des lieux dédiés à des expériences ont été créés afin de sensibiliser ceux qui n’ont pas connu ce monde et de peut-être le faire renaître. C’est dans l’un de ces laboratoires que nous nous trouvons.
L’homme est revenu à sa table de travail où il compulse des notes manuscrites et des schémas d’insectes que nous pouvons découvrir à l’écran grâce aux images qu’il capte à l’aide de son smartphone. D’un tunnel situé à l’opposé de la scène, s’échappent des bruits de frottements, de déchirures. Le chercheur s’approche et filme sa partenaire, couchée, enveloppée dans un drap blanc. Elle gesticule, déchire l’enveloppe dont elle parvient à s’extirper, à l’image du papillon qui quitte sa chrysalide. Elle teste ses membres, découvre son environnement et prend conscience du regard qui est porté sur elle. Par le truchement d’une maquette démultipliant l’effet visuel, elle colle son œil au bout du tunnel tandis que l’écran diffuse les images de la mue d’une libellule.
L’écran et le plateau sont en dialogue permanent, on passe de l’un à l’autre, du documentaire animalier à la gestuelle des interprètes inspirée de celle des insectes aux images de ces derniers qui donnent parfois l’impression de vouloir imiter les danseurs. Pionnière du « danse-cinéma » qui mêle chorégraphie et outils technologiques, Michèle Noiret réinvente les codes, tant de la danse que du cinéma, dans chacun de ses spectacles.
Ici, pas de cameraman sur le plateau, les images sont captées par les smartphones des deux interprètes. Mais comme à chaque fois, la technologie est au service du sens, de l’émotion et la danse, l’image, le son et leur interactivité, forment l’architecture de la création allant jusqu’à influer sur une partie de la dramaturgie. Outre Todor Todoroff, fidèle collaborateur de la chorégraphe, à la création sonore, on retrouve ici Aliocha Van der Avoort, Romain Lalire et Frédéric Nicaise, aux images vidéo 3D et Yorrick Detroy, aux lumières.
Ce qui ne change pas, non plus, et qui constitue une sorte de marque de fabrique de la chorégraphe, est son habilité à semer le trouble dans l’esprit du spectateur. La combinaison d’images filmées en direct, avec des images enregistrées et les présences sur le plateau, les unes reprenant parfois les autres, est constellée de hiatus, de décalages, de « désynchronisations », volontaires qui agissent parfois comme des éléments subliminaux qui suscitent réflexion et questionnements.
Créée en résidence à Bodø, dans le nord de la Norvège, dans le cadre d’un programme européen à destination des jeunes publics (la pièce fait d’ailleurs l’objet de plusieurs représentations « scolaires » en Belgique), « L’Œil, l’oreille et le lieu » a été présenté à 14 reprises dans 5 villes norvégiennes avant d’arriver en Belgique. A chaque fois, il a fallu opérer certains aménagements, un projet de danse-cinéma étant toujours tributaire de l’espace dont il dispose.
Depuis toujours, Michèle Noiret est fascinée par les insectes qui, chez le commun des mortels, n’inspirent que de l’indifférence, voire de la répulsion. Avec cette pièce, elle souhaite partager son émerveillement face au monde de ces drôles de petites bêtes. Mais également exprimer sa tristesse et sa colère à l’égard de sa progressive, mais inexorable, disparition.
A la manière d’un film d’anticipation, elle aborde des questionnements écologiques et sociétaux en conservant le désir de captiver le public, le surprendre, l’interroger. « L’Œil, l’oreille et le lieu » tire son nom d’un recueil de son père, le poète et peintre Joseph Noiret. Pour la chorégraphe, il s’agit de « regarder, écouter et aller là où ça se passe ». En observant on découvre des choses qui permettent de dépasser la frayeur qu’ils peuvent inspirer, de comprendre leur beauté, et leur importance. « Ils n’ont pas besoin de nous, dit-elle, mais nous avons besoin d’eux. »
Didier Béclard
« L’Œil, l’oreille et le lieu » de Michèle Noiret, avec David Drouard et Sara Tan, le 30 septembre à 13h30 (scolaire) et 20h, aux Ecuries de Charleroi Danse, 071/20.56.40, www.charleroi-danse.be.
Puis les 9 et 10 novembre au Théâtre de Liège dans le cadre du Forum Sans Transition, 04/342.00.00, www.theatredeliege.be.
Photos de Sergine Laloux