Avant même le début du spectacle, on aperçoit déjà sur scène un imposant mur de brique structuré par deux ouvertures fermées par des volets métalliques. Cette esthétique urbaine entraîne directement le spectateur dans un imaginaire contemporain. Le dispositif très frontal du mur est rendu jouant : il sert d’écran pour des projections de textes, les volets s’ouvrent pour créer des espaces différents. L’entrée de Mère Courage et ses enfants valide le pressentiment d’actualité : tirant une caravane métallique avec un tag pour seule enseigne, ils arrivent en chantant sur des guitares électriques et des rythmes électro. Vêtus de jean’s, de cuir, de sweat à capuche, ils donnent rapidement une impression à la fois misérable et bigarrée. Et tout au long de la pièce, au long des pénibles déplacements, la caravane se dévoile, tantôt maison, tantôt entrepôt de matériel, tantôt bar-truck où les soldats viennent boire pour reprendre un peu de courage. Est-elle aussi pesante que ce que les comédiens montrent ? En tout cas, entre le poids qu’ils lui donnent et l’espace réduit qui doit en compliquer la manipulation, cette carriole prend une place imposante. Une très bonne dramaturgie, donc, qui donne à la caravane une place à part entière : elle est à la fois le lieu, indissociable du personnage de Courage, autour duquel se construisent les douze tableaux de l’action, et un personnage à part entière, que la Mère cherche à préserver au même titre que ses enfants.
L’ouverture des volets permet la multiplicité des lieux de l’action. Ces derniers sont installés à vue du public. Le parti pris est tout à fait brechtien : le but n’est pas l’illusion théâtrale, ici, tout est montré. Néanmoins, parfois, c’est un peu trop, comme ce mannequin en tissu qui chute du plafond pour représenter le corps du fils décédé qu’on oblige Mère Courage à identifier, ou ce masque en latex pour jouer le vieux colonel qui fait un peu "braqueur de banque". Dommage. Cependant, la scénographie - qui sort le texte de l’Histoire qu’il décrit (le Guerre de Trente Ans), du contexte dans lequel il a été écrit (les prémisses de la Seconde Guerre Mondiale) et lui permet d’accéder à une actualité parlante - n’est pas le seul élément participant à cette distanciation. Le texte a été légèrement adapté, mais sans changer la dramaturgie fondamentale. Ainsi, "les épées deviennent des machettes et des mitrailleuses". Cette légère réactualisation crée donc un effet étrange lorsqu’on lit, dans les textes projetés sur le mur, des titres de tableaux qui contiennent des dates du XVIIè siècle. Distanciation, de nouveau.
Cependant, la question de l’intérêt de ces projections se pose. En effet, elles dévoilent, la plupart du temps, ce qui va se passer dans la scène qui suit et détruit donc tout effet de suspens, de tension, de surprise . Si le procédé vise sans doute, comme l’a théorisé Brecht, à transmettre au spectateur la distance entre l’acteur et ce qu’il énonce, ce qui est censé faire de l’énonciation elle-même un acte politique, il peut également faire apparaître une certaine redondance. De plus, ces explications parfois complexes, sortent très fort du récit : ça parle de Suédois, de protestants, de Polonais, de catholiques, ça situe les voyages de Mère Courage à travers une pléthore de villes européennes ... à tel point parfois qu’on ne sait plus très bien qui est qui, ni où l’on est. Dans cette masse d’informations tout à fait inutile à la compréhension de la scène, le spectateur a parfois le sentiment de ne pas suivre. Sans doute est-ce en partie dû à la complexité du conflit représenté, une guerre dite de religion, aux forts tenants politiques, mais ça reste dommage quand la scénographie répond finalement à toutes les questions : des couleurs d’uniformes différentes pour les deux camps, le changement de drapeau lorsque Mère Courage retourne sa veste, et les déplacements de la caravane pour passer d’un champ de bataille à l’autre, d’un pays à l’autre. Si l’on peut également supposer que cela met en avant l’inintérêt de ces informations pour les petites gens, comme Mère Courage ou comme nous, et participe donc au message de l’auteur qui, refusant de choisir un camp, critique la guerre elle-même, il n’en est pas moins vrai que c’est un procédé qui fait parfois sentir certaines longueurs.
Fort heureusement, les comédiens réussissent à faire oublier cela avec brio. Daphné D’Heur est une Mère Courage complexe : à la fois forte, joyeuse, cynique, concupiscente, elle donne à voir une myriade de facettes du personnage. Cela la rend tout à fait sensible. Elle fait ce qu’elle peut, en dépit du bon sens parfois, comme n’importe qui. Comme toutes ces mères qui, surprises par la guerre, se démènent pour assurer à leurs enfants la subsistance qui les gardera loin du front. En ce sens, Mère Courage est un personnage mythique : elle n’est pas une héroïne, une sainte dont on devrait envier le destin ou admirer les actions, ni un monstre qui nous renvoie un reflet déformé de nous-mêmes pour nous mettre en garde. Elle est avant tout humaine : une femme qui a des désirs, de la compassion, de l’amour, de la colère, ... La mythe réside là, dans cette dramaturgie de la complexité. Pour l’interprète, cela veut dire être capable de grands écarts de jeu, d’une grande palette émotionnelle, d’une conscience de la chose politique ; cela signifie aussi jouer au-delà des cris et du feu de la passion, et pouvoir laisser planer toute la force de certains silences à durée incertaine. Autant d’énergies différentes dans lesquelles se cache la Courage, et qu’il faut être une grande artiste pour mobiliser avec une telle justesse.
A ses côtés, et participant à mettre en lumière ce personnage, Anthony Sourdeau (Eilif) et Valentin Vanstechelman (Fromage Suisse) font un véritable travail de création de personnages. Posture corporelle, diction, comportements et autres petits tics, tout ce qu’il faut pour les rendre suffisamment louches pour que Mère Courage paraisse finalement plus humaine encore. Et, grande réussite, cela n’entache pas la cohérence de jeu. On retrouve chez presque tous cette étrangeté, cette anomalie, cette laideur qui contribue au caractère épique du théâtre : un cuisinier qui n’a pas une once de honte à rejeter la fille de sa compagne pour s’en sortir, un prédicateur boiteux qui n’hésite pas à renier à sa foi pour survivre, une prostituée qui utilise le malheur d’une amie pour négocier à son avantage, ...Chapeau enfin à Sarah Joseph, dans le rôle de Kattrin, qui transmet, malgré le mutisme de son personnage, des sentiments très forts au public, et à l’état brut : angoisse, colère, déception. De manière tout à fait inattendue, cette absence de parole, bien qu’un défi d’interprétation brillamment relevé, est sans doute ce qui fait de Kattrin un des éléments essentiels auquel, en tant que public, on peut s’identifier : tout le monde a déjà eu la sensation aliénante de n’être pas compris, ou pas écouté. C’est sans doute pour cela que les frissons arrivent lorsqu’elle monte à la fenêtre pour avertir la ville à coup de marteau, et que son rire de folie nous touche si brusquement.
Ces folies, ces bizarreries, ces personnages contradictoires et vulgaires, dont le corps tordu est un reflet de l’âme, tout cela donne aussi un ton très shakespearien. On y retrouve cette complétude des portraits, ce caractère baroque et ce mélange de style : esthétique contemporaine, drame historique, destin tragique. "Comment Mère Courage perdit l’un après l’autre ses enfants en cherchant à ménager sa fortune", ou comment, en voulant à tout prix échapper à la souffrance, elle devint l’artisan de son propre malheur : en s’évertuant à préserver son gagne-pain, sa roulotte, pour garder et nourrir ses enfants, elle leur fait rencontrer la guerre, et donc les envoie à leur perte. Ainsi, Mère Courage représente cette humanité qui croit toujours éviter la mort, mais se précipite d’elle-même vers son destin. Tout ceci contribue à la sagacité et la finesse de cette création signée Christine Delmotte-Weber.
"Mère Courage et ses enfants", en résumé, c’est donc un spectacle très intelligent, tant au niveau de la mise en scène générale que de l’interprétation. Intelligent dans tous les sens du terme, d’ailleurs : si parfois il parle plus à la tête qu’au cœur, il est néanmoins certain que tout se tient, que l’esthétique parle à l’homme actuel, et que l’intrigue et la narration rendent le thème limpide. C’est une pièce qui se place hors du temps pour se recentrer sur les réactions des Hommes devant la douleur, le devoir ou la mort.
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