Quand Mars perd son épée...
Deux années après la première représentation de Mars, le théâtre Océan Nord accueille à nouveau cette mise en scène de Denis Laujol, sur le texte autobiographique de Fritz Zorn. Sept comédiens racontent avec humour l’histoire d’un homme plein de rage au bord de la mort. Un texte fort qui résonne comme une ode à l’anti-conformisme, dans une mise en scène qui n’est malheureusement pas à la hauteur de son propos.
« Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. »
En 1976, Fritz Angst – empruntant le pseudonyme de Fritz Zorn – publie Mars, son seul roman, pour dénoncer le milieu bourgeois zurichois dans lequel il a grandi et qui l’a éduqué à mort. Atteint par un cancer virulent, l’auteur décide de consacrer les derniers instants de sa vie à écrire un récit autobiographique, comme un dernier cri de révolte contre cette société sans accrocs qu’il a depuis toujours côtoyé et qui est pour lui de façon évidente la source de cette maladie qui le ronge.
« Je veux dire par là qu’avec ce que j’ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer. »
Même si Fritz Zorn déverse dans son ouvrage tout le venin qu’il a accumulé contre le culte de l’harmonie et le refus d’authenticité qui ont été son pain quotidien pendant plus de trente ans, l’auteur choisit pour son texte un ton d’une ironie sans concession. Il crache sans vergogne sur tout ce qu’il est et ce qu’il a été, tout en conservant une fraîcheur étonnante, symptôme d’une quasi re-naissance à l’aube de la mort.
Étant donné le ton ravageur et l’efficacité du texte de Zorn, porter Mars sur scène était un défi risqué. Il fallait tout d’abord parvenir à mettre en espace ce long monologue conté à la première personne sans le rendre ennuyeux, et rendre ensuite théâtral l’univers subtil et ambigu habitant le roman. Force est de constater que les choix de mise en scène de Denis Laujol ne sont pas parvenus à rendre le cynisme du texte et la noirceur décalée qui s’en dégagent. Six acteurs se succèdent pour déclamer le récit, adoptant chacun un « Fritz » qui leur est propre. Résultat des courses : en définitive, on ne parvient jamais à rencontrer ce personnage complexe qui demeure sans réelle consistance, malgré les paroles ravageuses dont il nous fait part.
Cette narration « en cascade » évolue dans une mise en scène franchement timide – pour ne pas dire minimaliste – et terriblement statique, mettant ainsi un point d’honneur sur le texte. Certes, c’est un choix, mais dans la mesure où le texte en question est joué par des acteurs aux performances très inégales, le tout peut rapidement sembler longuet. C’est le ton surtout qui dérange. Si Fritz Zorn écrit avec humour, son humour est noir et teinté d’une âpreté évidente. En choisissant de « mettre en avant le côté lumineux et vital de cette œuvre » comme il le confie dans une interview publiée dans le journal du théâtre, Denis Laujol donne parfois au monologue des airs de one-man-show peu convaincants. L’humour original, décapant et touchant dans son authenticité, semble par moments travesti en un humour de sketch trop facile qui dénote avec la gravité de la thématique.
On dira qu’au fond le spectacle est plein de bonnes intentions, mais les idées trop peu fouillées et trop peu abouties donnent au résultat un cachet qui manque de corps et de parti pris. Dommage.
Les monologues de la colère
Avec « Mars » de Fritz Zorn, le metteur en scène Denis Laujol s’est attaqué à un texte difficile mais essentiel. Son adaptation a su en faire ressortir les côtés les plus libérateurs et donner un spectacle profondément vivant. Notamment grâce à ses sept comédiens, littéralement habités par le texte et dont le talent est encore plus mis en évidence par le total dépouillement scénographique. En résulte une pièce en même temps drôle et âpre, portée par un formidable élan de révolte qui ne laissera personne indifférent.
« Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. » Voilà comment commence Mars, unique roman du suisse Fritz Zorn et son testament à une humanité dans laquelle il aura eu tellement de mal à s’intégrer. L’ouvrage, publié en 1976, raconte les mémoires de Fritz Angst. « Angst » voulant dire « peur », « angoisse » ; « Zorn » signifiant « colère ». Les deux ne sont qu’une seule et même personne mais pourtant quelque chose les sépare : Zorn a le cancer, et, de là, une intense révolte naît en lui contre sa vie, celle de Angst, ou plutôt contre celle qu’il n’a pas vécu.
Jeune homme issu de la meilleure société Zurichoise, Angst est élevé dans le luxe et la protection d’un univers familial aussi faux que tranquille. Toute sa vie il évitera les conflits et les épreuves, se privant du même coup des joies de la vie. Fritz Angst/Zorn mourut le jour même où il apprit que son livre serait publié, entretemps il avait eu le temps d’écrire ce formidable cri d’alarme qui nous est aujourd’hui donné à voir.
Mais alors que donne « Mars » adapté au théâtre ? C’est la question qu’on se pose en rentrant dans la salle, tant on se demande comment faire ressortir une pièce vivante et solide de cette œuvre éprouvante et empreinte de douleur.
La pièce se présente comme un long monologue, Zorn parlant toujours à la première personne comme dans son livre, mais un monologue schizophrène. Un monologue à sept voix. En effet, sept comédiens vont se succéder un à un sur la scène. Une scène totalement nue, sans décors et sans artifices. Il n’y a ici que des acteurs et un plateau sur lequel ils évoluent. Ainsi éclatée, l’histoire de Zorn y gagne en vitalité et en universalité, échappant à toute personnalisation du récit. Le plus épatant sans doute dans cette pièce est qu’à chaque fois qu’un acteur a fini son temps, on se demande comment le suivant va pouvoir ne pas nous décevoir après une telle performance ; et qu’à chaque fois ça n’est pas le cas. Chacun à leur manière, avec leur propre ton, ils s’emparent de l’histoire de Zorn et la relancent d’une façon différente. Si bien que le rythme et l’intensité du spectacle ne retomberont jamais.
L’histoire de Zorn est un drame, le drame d’une vie gâchée, et pourtant on rit beaucoup en l’entendant analyser sa défaite et nous parler de sa révolte, dernier sursaut avant une fin inévitable. Ce « Mars » à sept voix est un impressionnant appel à la vie, un élan jouissif et libérateur qui réussit à nous emporter avec, de bout en bout.
Thomas Dechamps
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