Elle avance sur le plateau nu et s’installe sur une chaise en bois, face au public resté dans la lumière. Un voix off « plante le décor » : « Ce n’est pas ma voix mais c’est la voix que j’ai choisie. C’est important de pouvoir choisir. Ce n’est pas ma voix que vous entendez mais c’est moi qui parle ». Un dialogue silencieux s’installe entre le regardant et le regardé, « La vue est un toucher », « une femme qui voit est aussi une femme visible, nous sommes à égalité ».
Allusion à « L’Aigle noir » de Barbara, elle explique que le mot aigle était féminin jusqu’au XVIe siècle (le mot est féminin tant en latin qu’en provençal) avant d’être déclaré, en 1694, de genre masculin. Emblème des légions romaines, l’aigle a été repris par Napoléon qui en fait un symbole impérial et incarne aujourd’hui, la puissance, très virile, des États-Unis.
Sa voix annonce d’emblée, « je vais vous parler d’un sujet vaste, je vais vous parler du viol ». Puis elle lui enjoint de se bouger, « Il faut toujours être en mouvement, si tu t’arrêtes, tu t’exposes, c’est dangereux ».
Elle se lève et commence à démonter la chaise sur laquelle elle était assise. Posément, elle aligne les pièces en bois sur le sol. Sur les notes de « C’est normal », la chanson d’Areski et Brigitte Fontaine, les voix de Simone et Muriel évoquent de l’amnésie traumatique, « ce sont des conséquences normales, universelles ». L’une pose des questions et l’autre y répond expliquant, de façon très documentée, les aspects cliniques, psychologiques ou neurologiques de ce réflexe de survie que le cerveau déclenche en réponse à un événement traumatisant. La mémoire disjoncte et occulte tout ou partie des violences subies. C’est normal.
Pendant ce temps, sur la scène, Céline Chariot, dispose des coquilles d’huîtres sur le et les écrase, l’une après l’autre avec une masse avant d’entourer les tas de poudre d’un cercle de craie.
Selon Amnesty International, 20% des femmes belges ont été victimes d’un viol. Des années, voire des dizaines d’années, peuvent s’écouler avant que les souvenirs traumatiques des violences ne refassent surface, avec parfois les effets d’une bombe à retardement.
Et avec des conséquences en matière de retard de dépôt de plainte également. Les infractions sexuelles graves sur des personnes majeures sont prescrites au bout de dix ans. Sur des personnes mineures, elles l’étaient quinze ans après que la victime ait atteint sa majorité. Depuis 2019, les violences sexuelles sur mineurs ne font plus l’objet de prescription. Les chiffres montrent que 80% des plaintes ne donnent lieu à aucune poursuite et seuls 2% des agresseurs sont condamnés. C’est normal.
La performeuse trace un rectangle blanc avec de la bande adhésive, y déroule un tapis, y pose un matelas, une table de nuit, une lampe, ... Avec des gestes posés, précis, elle reconstitue une scène de crime : petites plaques jaunes numérotées, description minutieuse, détail après détail, les souvenirs reviennent, la mémoire reprend forme.
Pour une première incursion dans le monde des arts vivants, la photographe Céline Chariot fait montre d’une maîtrise de l’esthétisme et de la sobriété. Chaque mot, chaque geste, a du sens et de la force pour reconstituer, lentement, pas à pas, les événements que la mémoire avait occultés. Forme hybride entre théâtre documentaire et objet visuel, troublant, subtil et poétique, « Marche salope » affronte les choses que l’on ne veut pas voir, comme l’amnésie délibérée et le silence complice. Ainsi, l’autrice « espère toucher des gens qui n’ont pas envie d’être touchés ».
Après une scène chargée d’onirisme et porteuse d’espoir, elle reconstitue en partie la chaise qu’elle avait démontée et l’emmène avec elle ; comme un puzzle incomplet. Comme si rien ne s’était passé. C’est normal...
Didier Béclard
Photos : ©Dominique Houcmant/Goldo
« Marche Salope » de et avec Céline Chariot, mise en scène de Céline Chariot et Jean-Baptiste Szezot, avec les voix de Anne-Marie Loop, Julie Remacle et Anja Tillberg, créé au Festival de Liège, sera présenté le 12 mars à l’Université de Mons, les 11 et 12 mai dans le cadre du focus Guerrières à Mons/MARS, et le 3 mai à la Caserne Fonck à Liège (c’est gratuit !)