Lazare Minoungou apparaît au milieu du plateau, tombé là dans l’obscurité qui l’entoure, au milieu d’un décor d’une simplicité qui lui laisse tout l’espace pour livrer son histoire. Autour de lui viennent et vont des images d’un monde que nous ne connaissons que trop bien, de noyés engloutis par la mer, de photos bien-pensantes de magazines, et qui, pourtant, abordés avec un œil poétique, nous désarçonnent et nous font rire. Seul en scène Lazare Minoungou va et vient, saute et court au fil d’un voyage qui l’amène au cœur d’une Europe qui est la nôtre, mettant en question avec subtilité et humour la cécité de nos gouvernements, et l’absurdité des dominants de ce monde.
Le TARMAC, scène internationale francophone, a touché très juste en choisissant la pièce de René Bizac pour le prix de son comité de lecture 2016-2017. Dans un paysage de l’écriture contemporaine où le désastre des migrants est au cœur de toutes les réflexions, rares sont les pièces qui parviennent à l’aborder avec autant de finesse, d’humilité et de décentrement que René Bizac. On y suit l’odyssée de Coumba Jean-Denis, parti du Burkina Faso pour rejoindre l’Europe, portant un regard amusé sur une politique migratoire européenne où sont faits citoyens les migrants assez forts, présentant assez bien sur les photos, capables de porter les sacs de viande les plus lourds ou de s’occuper à la perfection des caniches, tandis qu’on laisse sans honte et en silence la Méditerranée devenir un cimetière humain. Mais Jean-Denis est un héros et ne se taira pas. Avec une intelligence et un savoir-faire remarquable, René Bizac utilise les codes du conte africain pour écrire cette épopée contemporaine. On y croise toute une galerie de personnages hauts en couleurs, de l’Ancêtre accompagnant l’histoire de Jean-Denis à un bourgmestre d’Anvers fort reconnaissable, en passant par un chef de mafia chinoise, un presque-frère malveillant, une bourgeoise du XVIème arrondissement de Paris et un commissaire de police. René Bizac y déconstruit le figure du « migrant-héros » incarné avec brio par Lazare Minoungou, et dénonce avec un humour grinçant un Occident qui n’accepterait que des migrations de « héros ». Le texte porte également en filigrane un discours postcolonial acerbe : Jean-Denis, ce héros burkinabé, accomplit pour tout exploit de porter plusieurs tonnes de sacs de viandes aux halles de Rungis, opérant, dans l’image, un lien clair entre cet esclavage moderne et un esclavage plus ancien.
Lazare Minoungou incarne tour à tour chacun de ces personnages hauts en couleur, avec une agilité et une sincérité déconcertante. Le comédien nous les livre jusqu’au bouts des ongles, parfois ridicules comme M. Ping ou le bourgmestre d’Anvers, parfois inquiétants comme cet Ancêtre qui vient pointer du doigt l’oubli de Jean-Denis de ceux qui ont voyagé avec lui, comme le nôtre. Nous sommes happés par ce conte de notre histoire, qui, s’il fait rire, n’a pas peur de venir piquer là où ça démange. On saluera la performance d’acteur de Lazare Minoungou par sa puissance, sa conscience corporelle et son engagement total vis-à-vis du texte. L’équilibre que celui-ci construit avec Max Vandervorst constitue une belle construction au plateau, entre la présence du comédien et celle du musicien, qui accompagne le récit comme un second conteur. Peu à peu, ce binôme se déploie dans l’espace, l’occupant de plus en plus au fil du récit, englobant le public dans ce conte et lui adressant directement. Le très beau théâtre à l’italienne de l’espace Senghor est complètement intégré au spectacle, avec son accoustique rare où résonne jusqu’au fond de nous la voix fascinante de Lazare Minoungou, sautant d’un corps à l’autre, d’une réalité à l’autre, et d’un registre à l’autre.
Car si l’on passe du comique à la farce, René Bizac et Nathalie Huysmans ne nous laissent pas oublier ce qui existe, nous renvoyant en pleine face cette image finale d’une mer engloutissant des multitude de mains abandonnées aux flots, et l’appel d’une mère au milieu d’elles, auquel Jean-Denis, comme nous, sommes sourds. Ce texte est un rempart contre l’oubli, et donne une voix pleine et unique à cette hypocrisie d’une Europe qui se cherche des héros parmi ceux qui ne demandent qu’à survivre. Un spectacle d’une urgence vitale, à retrouver en tournée du 12 au 13 octobre à la Vénerie, le 6 novembre à L’armillaire/Jette, du 7 au 10 novembre au Jacques Franck ou le 20 novembre à l’Archipel 19/Berchem, et en Wallonie du 11 octobre au 27 novembre = Les Chiroux, l’Eden, Lessines, Flémalle, Colfontaine et Gembloux.