Mademoiselle Julie (Fröken Julie) (1888) : comme il est dit dès le début du texte :
« Mademoiselle Julie est folle, complètement folle ».Nous voilà avertis !
Midsummernight’s Nightmare : De Zola à Munch, tout se passe dans la cuisine du château. On y découvre une trinité infernale qui incube pendant la nuit des feux de la Saint Jean. Christine (une formidable Caroline Cons), la cuisinière - figure iconique de la représentation de la femme traditionnelle - assiste, pleine de réprobation divine et silencieuse, à la fulgurante passion entre Julie, sa maîtresse et Jean, son fiancé. Une confrontation violente du masculin et du féminin, de la noblesse et des manants. Ambiguïté : ne fait-elle-même un rêve ? On la voit dormir et marcher comme une somnambule…
La présence des bottes noires du terrible père dans la cuisine 19e suggère son absence et sa personnalité pesante. L’absence d’une mère se fait encore plus flagrante au cours de l’action traversée par la puissance onirique. Punk déboussolée, la fantasque et fascinante Julie débarque et se jette à la tête du valet, qui se voit incapable de résister au feu de l’amour-haine de la jeune tentatrice et obéit à ses caprices. La belle excuse, il a essayé maintes fois de la dissuader ! Mais il finit par avouer qu’il convoite depuis de nombreuses années la jeune comtesse. Est-ce de l’amour ou un moyen de monter dans l’échelle sociale ? Le jeu de L’excellent Roland Vouilloz est particulièrement ambigu et crédible. L’acte sexuel dans une soupente éclate en mille explosions sonores dévastatrices. Symbolisme : on assiste au meurtre prémonitoire de l’oiseau de la jeune aristocrate tandis que Jean ne cesse de se laver les mains… Rêve de pureté - le plus beau passage - lorsque Jean lave le visage de Julie avec immense douceur, seul répit de la pièce. Est-il vraiment dévoré d’ambition ? Peut-il vraiment emmener Julie, au lac de Côme et recommencer une nouvelle vie grâce à la cassette de la fille du Comte qu’il installera derrière le comptoir ?
Mais les sortilèges de cette nuit fatale où tout est permis se dissipent et Jean reste enfermé dans son rôle de valet, il retourne à Christine figée dans l’attente, tandis que Julie, effarée par son acte déshonorant, seule, trahie et désespérée se supprime avec le rasoir que l’amant lui a laissé dans les mains. D’héroïne de vaudeville, enfermée dans un huis-clos tragique, Julie devient une absurde victime sacrificielle qui se lave dans son propre sang. Trois étapes douloureuses, de plus en plus noires, et en correspondance avec des œuvres musicales très pertinentes choisies par le metteur en scène. Est-ce notre monde entre grandeur et décadence que Strindberg exécute ainsi ? Entre violence verbale et violence physique, cette pièce donne réellement froid dans le dos.
Que reste-t-il au spectateur après ce regard dévastateur sur la nature humaine signé Gian Manuel Rau ?
Goûter sa parfaite mise en scène expressionniste d’un théâtre fait d’explosions, de convulsions, de pulsions en liberté où l’on peut admirer le jeu inspiré de la très talentueuse actrice néerlandaise Berdine Nusselder, glaciale, ardente, audacieuse, révoltée et dérangeante. Gardant un accent nordique intense, elle soutient néanmoins vaillamment toute les autres interprétations du personnage de Julie, au théâtre comme au cinéma.
Profiter des larges pauses, comme dans le théâtre de Pinter, pour se distancier du cauchemar, observer les costumes (Gwendolyn Jenkins) et le maquillage fantastique de Julie (Emmanuelle Olivet Pellegrin).
Peser le vertige de la chute de l’héroïne comme celui du désir d’ascension de Jean, et l’enlisement final de la « normalité » qui enterre tous les rêves.
Dominique-Hélène Lemaire
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