Incarnant le petit-fils, Giuseppe Lonobile (le metteur en scène) guide les comédiennes vers la cuisine. C’est le domaine de "Nie". Clairette par contre circulera sur le plateau, sa valise à la main. D’abord un peu réticentes, les grands-mères réchauffent leurs souvenirs, dans des monologues croisés, témoignages du fossé qui les sépare. La famille du garde-chasse de Linden est modeste mais chaleureuse. "Nie" s’amuse bien avec ses six frères et sœurs. Et quand à seize ans, elle est placée comme bonne dans une famille de Louvain, elle a le cafard. Mais contrairement à sa sœur aînée, elle s’accroche à cet emploi qui l’oblige à apprendre le français. Fille du général De Witte, Clairette assume son statut de bourgeoise francophone, sans en être dupe. Elle raille l’éducation de sa sœur "préparée" pour un beau mariage ou le bal du roi. Une mondanité ennuyeuse. Elle tenait cependant à y participer. La chevalière de son père est un souvenir, dont elle ne se sépare pas. Pourtant ses sentiments à son égard sont ambivalents. Elle admire sa conduite héroïque en 1914, savoure son anticléricalisme, mais se rebiffe contre l’hypocrisie de ce coureur de jupons.
A la suite du krach de 29, la famille De Witte est ruinée. Clairette part en Egypte, où elle est engagée au pair dans une famille. Pas de rémunération, l’honneur est sauf ! Le goût de la découverte et l’attrait des voyages joueront un rôle décisif dans sa vie sentimentale. Eugénie n’a pratiquement pas quitté sa campagne natale. Même pendant la guerre 40 passée au château de Linden. C’est là qu’elle a épousé "Phile", un adjudant bloqué dans son avancement par ses origines prolétariennes. Quand le futur mariage de leurs enfants obligera Eugénie et Clairette à se concerter, l’ambiance sera glaciale. Une seule rencontre, plombée par les préjugés de classe.
En orchestrant ce va-et-vient entre passé et présent, tension et lâcher-prise, le petit-fils empêche ses grands-mères de s’égarer. Pour ces personnages, le public devient progressivement un partenaire. Très spontanée, "Nie" remercie l’éclairagiste, fait circuler sa photo de mariage dans la salle. Véronique Dumont exprime avec justesse la rusticité de cette femme, qui a le cœur sur la main. Ses mimiques, ses clignements d’yeux, ses coq-à-l’âne et sa verve intarissable la rendent émouvante et drôle. Le jeu nuancé de Valérie Bauchau souligne la lucidité de Clairette. Issue du beau monde, cette femme élégante en reconnaît les défauts : froideur des rapports familiaux, poids des conventions. Mais fidèle à sa naissance et à son éducation, elle ne peut s’empêcher de regarder avec condescendance les "non civilisés" : "Tu hérites d’un regard et après tu te débrouilles toute ta vie avec."
A partir de témoignages qui la touchent personnellement, Veronika Mabardi a écrit une pièce sensible, pétrie d’humanisme, qui nous interroge sur nos rapports sociaux. Sans pathos ni leçon de morale. Prisonnières de leur milieu, qui les a enfermées dans des modes de vie inconciliables, Eugénie et Clairette ne se sont jamais parlé, mais ont entendu le vécu de l’autre : "un lien lucide peut être tissé". (V. Mabardi).
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