Cédric Juliens demeure dans l’ombre à l’entrée du public, tapi en arrière-scène, se préparant à une heure d’adresse directe, en face-à-face avec le spectateur. À l’instant où celui-ci fait volte-face et marche droit vers nous, le voyage est lancé. Nous plongeons dans les souvenirs de l’alpiniste belge Dominique de Staercke, connu pour être un champion des 4000 mètres des Alpes. Mais cette histoire d’une vie n’est pas un simple catalogue de performances sportives : c’est la découverte de la construction d’un homme, par et pour la haute montagne. Au fil des sommets parcourus, nous suivons l’évolution d’un apprenti alpiniste jusqu’à un alpiniste retiré, offrant son regard sur notre rapport à la nature, au courage, à la peur, au danger, au désir, au bonheur.
Oscillant entre simplicité et folie, Cédric Juliens accomplit ici une remarquable performance d’acteur, parvenant à faire exister sous nos yeux un sentiment de déséquilibre constant. Le spectateur est placé en suspens, comme sur un fil, à l’affût de chaque mot prononcé par le comédien. Avec humour et tendresse, celui-ci fait parfaitement exister la parole de cet alpiniste mise en forme par Régis Duqué. On sera particulièrement sensible à la place du témoignage que Cédric Juliens laisse perceptible : s’il est présent comme comédien au plateau, la parole de Dominique de Staercke à laquelle il prête sa voix demeure flottante, comme un emprunt, léger et tendre. Ces souvenirs vivaces, apparaissant en un éclair puis effacés d’un revers de main par le comédien sont tous plus passionnants les uns que les autres, des méthodes de progression, jusqu’aux métaphores, de l’engagement et des sommets, de la peur et du lâcher-prise, jusqu’à l’acceptation de l’échec. Il existe un phénomène particulier dans l’alpinisme : le manque à la redescente, le désir violent et impérieux de remonter, de retourner à la haute montagne, aussi mortifère que profond. En suivant chacun des pas que trace Dominique De Staercke, le spectateur se retrouve dans cette même position d’attente, de manque, d’exaltation, à chaque étape de l’ascension prononcée par Cédric Juliens. On regrettera peut-être un déséquilibre entre des moments de mise en scène d’une grande justesse, tels que les livres transformés en arrêtes de glaciers, une adéquation quasi totale entre le récit et le corps du comédien, et des instants de vide où le récit devient trop explicatif, diminuant la puissance de l’instant poétique qui l’a précédé. Pourquoi, par exemple, ne pas finir le spectacle en nous abandonnant à cette vision majestueuse de Cédric Juliens empli de la vision de la lune après son dernier 4000, plutôt que de nous ramener à la quotidienneté de sa vie d’alpiniste retiré, rangé et marié ? Mais peut-être ce choix-là fait-il partie de la redescente, une manière de ramener le spectateur au réel, simple et humain.
On saluera également le travail monumental à la lumière et au son de Dimitri Joukowsky et Guillaume Istace, faisant exister autour de Cédric Juliens l’atmosphère pesante de la haute montagne, non pas en imitant cet environnement, mais en jouant sur la perception du spectateur, nous maintenant en permanence dans un état d’instabilité et de grand bonheur. La lumière est notre rythme, nous plaçant en haut du glacier puis de retour dans le bureau de Dominique De Staercke. Le choix musical est particulièrement poussé, laissant de l’Oraison pour Ondes Martenot de Messiaen un souvenir pénétrant. À cet égard, Dimitri Joukowsky et Guillaume Istace construisent un équilibre parfait dans la place laissée au jeu de l’acteur, et la création d’un univers autour de lui. Au fil de cette aventure, Cédric Juliens est premier de cordée, et nous suivons, juste derrière.