Patricia Ide : C’est une pièce de femmes par des femmes et un homme, on le dire comme cela. Chaque année, il faut trouver des rôles pour des comédiennes, il faut trouver des autrices, des femmes scénographes, qui font le théâtre. Les histoires de femmes doivent être racontées par des femmes aussi et si on n’est pas vigilant, on risque de voir des saisons où les mises en scène et les textes sont exclusivement masculins en se privant de de la moitié du génie de l’humanité. Il s’agit de vigilance car on ne nous a pas appris à le faire. Il y a vingt ans, les théâtres étaient dirigés principalement par des hommes. Aujourd’hui cela va mieux, il y a de plus en plus de directrices de codirectrices, d’administratrices dans les théâtres.
Par rapport à la pièce, on cherchait donc des rôles de femmes. Au cours de mes lectures, je suis tombée sur « Albert Nobbs », une nouvelle de Georges Moore qui m’a interpellée. J’ai toujours adoré l’histoire spécialement la période des années ‘20 et je me suis demandées comment que je pouvais combiner cette intrigue avec mes préoccupations, mes lectures et donner de beaux rôles à cinq personnages dont quatre femmes. Car il n’y a pas de rôles principaux, ce sont cinq vies qui vont se croiser. Je voulais des femmes en colère, des femmes qui se battent. Le texte de Moore offrait tout cela. Je le trouvais aussi assez drôle : la puce, ce grain de sable qui fait déraper la machine, apporte de l’humour, de la tendresse, de l’émotion. Tous ces ingrédients me permettaient d’écrire quelque chose qui soit un peu mélo et joyeux.
On peut parler de comédie avec un soupçon de vaudeville ?
Patricia Ide : C’est plutôt une comédie « tragique ». La fin est un peu décalée. Ce que je voulais raconter, c’est comment des femmes, dans un milieu social très patriarcal, à une certaine époque, ont pu se démerder pour vivre selon leur nature.
Le personnage central que tu interprètes est celui d’une aventurière, une femme forte qui a mené sa vie comme l’a entendu mais qui a un côté aigri, insatisfait.
Patricia Ide : C’est celle qui tient la baraque. Ce personnage n’existe pas dans la nouvelle de Moore. Je l’ai inventé et je ne l’avais pas écrit pour moi mais pour une autre comédienne qui finalement n’était pas libre. Michel que j’ai choisi pour la mise en scène m’a alors dit : « Dans ce cas, c’est toi qui vas la jouer ! ». Pourquoi elle ? Cela vient d’un bouquin sur les grandes exploratrices qu’un ami m’a offert. Je m’y suis plongée et très vite, j’ai été inspirée par ces femmes qui sont parties soit seules soit accompagnées, soit riches soit sans un rond.
Ces femmes ont découvert des quantités de choses mais jamais personne n’a parlé d’elles, elles ne figurent pas dans les manuels scolaires, elles ne sont pas des héroïnes, elles sont parfois mortes assassinées et elles ont parfois précédés les hommes qui ont ensuite suivis leurs traces car elles étaient d’une curiosité insatiable. J’ai donc pensé à une femme qui aurait fait deux ou trois fois le tour du monde circulant autour de la planète pendant trente, quarante ans en m’inspirant d’une exploratrice qui s’est fracassé le dos dans une rivière en redescendant du Kilimandjaro. C’est ce qui lui donne ce côté un peu cynique ayant été rejetée par sa famille. Elle m’intéressait parce qu’elle est une femme à la fois du passé et de l’avenir avec des principes propres.
Je l’avais même dotée d’un passé dans l’armée mais on l’a coupé.
C’est un peu une femme à la Ségolène Royal avec dans la famille un homme très fort auquel elle se mesure. Son père était général, ce qui lui donne un côté à la fois réactionnaire et aventurier. Elle va affirmer : « On met des jupes, on ne met pas des pantalons », ce qui n’est sans doute pas moderne. Coco Chanel était déjà là et on portait des pantalons mais pour sa propre dignité, il faut rester une femme. On se situe à cet endroit où les femmes ont parfois elles-mêmes créé leur propre carcan. Elle entretient un rapport ancestral de caste avec ses domestiques. Ces femmes avancent ainsi avec leur bagage. Le personnage de Jean que joue Magali Pinglaut a un tout autre trajet et vient d’un autre milieu. Pour échapper au bordel, au couvent ou à l’orphelinat et rester en vie, elle a dû enfiler des pantalons.
Cette patronne, tenancière d’hôtel et ancienne aventurière, c’est elle qui lance le mot « tricheuse » ...
Patricia Ide : Oui car elle encore empreinte d’un univers dans lequel on ne triche pas. Elle respecte les interdits mais ce qu’elle a fait elle-même est bien grave. Elle a abandonné un enfant pour courir autour du monde et elle s’en veut terriblement. Son côté patriarcal la pousse à rejeter sa culpabilité sur autrui. Les tricheuses pour moi, ce sont sont celles qui portent un lourd secret et dans la pièce, elles ont toutes un secret, même le docteur qui s’avère être un déserteur, un menteur.
C’était important pour toi de pouvoir jouer avec les travestissements ?
Patricia Ide : J’adore cela. J’ai toujours aimé les garçons, les dandys. Depuis toujours j’aime les hommes aux longs cheveux, les femmes en complet veston. J’aime quand l’identité sexuelle est floue. Je déteste le rose pour les petites filles et le bleu pour les garçons. J’ai rêvé devant les films de cap et d’épée où les femmes montent à cheval, les situations où on n‘attend pas les gens, où l’eau salée et l’eau douce se mélangent... C’est tellement plus dynamique. Je préfère cela que « Les liaisons dangereuses » où les hommes sont d’un côté et les femmes de l’autre.
La fin de la pièce est un bel exemple de solidarité féminine puisqu’elles vont accomplir des choses ensemble tout en s’entraidant sur le plan personnel. Les femmes aujourd’hui se serrent-elles les coudes à ton avis ?
Patricia Ide : De plus en plus. La fin de la pièce reflète ce que je vis pour le moment. Les femmes sont prêtes à se lever et à collaborer sans avoir besoin d’être reconnues, statufiées, sans être mentionnées dans les universités. On s’en fiche ! On plante et on récolte... J’ai lu un bouquin qui s’intitule « La malédiction d’être fille » qui m’a touchée alors que j’écrivais encore. Nous sommes ici des veinardes mais dans la majorité des pays, être une femme est une chose terrifiante et je pense que nous ne sommes pas à l’abri de cette souffrance. La souffrance des femmes rejaillit sur la vie de toutes les femmes. On ne peut pas tuer, avorter, marier, violer des petites filles sans être toutes atteintes dans notre dignité dans notre fierté...
Dans beaucoup de pays, on essaye encore de faire croire que la femme est un être inférieur, que nous avons un cerveau plus petit, plus mou... C’était le cas dans les années ’20.
Elles n’avaient pas beaucoup de droits non plus et pas plus que l’accès aux études.
Patricia Ide : Ma grand-mère est une des premières à avoir franchi les portes de l’université et on lui a craché dessus. Je veux parler de tout cela et surtout, je ne cherche pas à stigmatiser les hommes mais apparemment, ils ne se sentent pas agressés. Je ne pense pas que le monde soit divisé entre les hommes et les femmes. Mais c’est maintenant qu’il fait aider les femmes à faire confiance à leur cerveau parce que les femmes elles-mêmes ne se font pas toujours confiance. Si on parle de polarisation du monde, C’est plutôt entre ceux qui trouvent que certaines vies ne valent rien et qu’on peut en faire ce qu’on veut - et quand je pense à des vies, c’est en termes d’espèces, animales, végétales, humaines (les femmes, les gens de couleur) - et ceux qui pensent que rien ne vaut la vie.
Ce n’est pas ton premier coup d’essai en matière d’écriture et d’adaptation...
Patricia Ide : J’ai adapté « On achève bien les chevaux ». Je n’ai pas encore beaucoup écrit.
Je suis la première lectrice au Public et la première à rencontrer les auteurs et à travailler avec eux. Je voulais tester par moi-même ce qu’on leur demande et qui est d’écrire des pièces qui peuvent tenir de longues séries pour un public diversifié. C’est un des challenges du théâtre Le public. Souvent les pièces que je lis sont formidables mais ce n’est pas ce qui fait que les gens viennent. Elles sont soit trop mystérieuses soit trop dures. J’ai donc voulu comprendre ce que cela induit d’écrire pour un théâtre comme celui-ci. J’ai mis la barre très haut car il faut des textes pertinents et divertissants. Je ne prétends pas y être parvenue mais j’ai fait l’exercice, voilà ! Pendant 9 mois, je m’y suis attelée et cela m’a beaucoup amusée et beaucoup désespérée. Je me suis fait très peur et c’est la raison pour laquelle que j’ai demandé à Michel de la monter. On se connait tellement bien que je pouvais parfois lui en lire des morceaux au petit déjeuner. L’échange a été fructueux.
As-tu réfléchi à d’autres projets d’écriture ?
Patricia Ide : J’ai toujours eu envie de faire un spectacle sur les animaux Comment leur donner la parole ? Pour un début, j’ai déjà mis le chien dans « Les tricheuses » ... Le théâtre est très anthropocentré bien qu’il y ait des évolutions. J’ai quelques pistes... Depuis plusieurs années, je pense à un spectacle sur ces gens qui ont laissé advenir l’extrême-droite au pouvoir, des gens normaux qui n’ont pas bougé, qui ont profité de la situation pour récupérer des magasins, des richesses en fermant les yeux et qui ont continué à vivre normalement alors que l’horreur était là car je crois que nous y sommes aujourd’hui.
Tu es une grande lecture et Le Public a un projet de création d’une bibliothèque au Cameroun. C’est plutôt atypique ...
Patricia Ide : C’est François Ebouele qui jouait Georges Dandin Georges Dandin ici qui est à l’origine de ce projet. Il est camerounais, de Douala, sa maman est encore là-bas. Quand il est venu avec ce projet, je me suis dit qu’il serait facile de l’aider. Dans un premier temps, il fallait des livres et on avait ce qu’il fallait. J’ai simplement envoyé un mail à nos spectateurs et j’ai reçu 50.000 livres. Beaucoup se sont associés bénévolement pour trouver les meubles, les ordinateurs et Deborah Damblon, ma collaboratrice qui a été bibliothécaire et libraire est en contact avec des jeunes prêts à faire des stages au Cameroun et à donner des formations de bibliothécaire. On a demandé de l’aide aux pouvoirs publics pour le container et tout s’est enchainé. C’est au Cameroun que les choses sont plus compliquées. Un container est toujours coincé car on ouvre une deuxième bibliothèque dans le Nord où il y a énormément d’intégrisme et où l’ouverture à la lecture est primordiale. Quant à la bibliothèque que nous avons ouverte, elle accueille des écoles l’après-midi, on y forme des enfants, on leur raconte des histoires... Je trouve ces échanges enrichissants pour eux comme pour nous. Un théâtre peut aussi servir à cela.
Ce n’est pas le seul projet social du théâtre Le Public. Les jeunes du quartier viennent s’y produire...
Patricia Ide : C’est « l’école en scène ». Nous avons une école primaire en face et de l’autre côté, le lycée Guy Cudell. Il y a maintenant quinze ans que j’ai rencontré Hakim Louk’man des Nouveaux disparus. On a fait une première saison avec des auteurs qui ont écrit pour les enfants (Jean Lambert, Layla Nabulsi) et Hakim m’a proposé de faire écrire les enfants eux-mêmes. Ils ont un programme avec des classiques et un projet d’écriture collective (en collaboration avec les instituteurs qui ont foncés dans le projet). Ils travaillent le vendredi après quatre heures et le samedi matin, on les emmène à la Vénerie à Boitsfort où ils font du théâtre avec les enfants de Boitsfort. On en est fiers car ce sont des mômes qui ne se rencontreraient jamais sans cela. Et cela a même créé de belles connexions entre les parents.
Ces jeunes ont d’ailleurs bien évolué (on en a un qui fait de la politique et est entré au CDDH, plusieurs font du théâtre et sont entrés au Conservatoire et dans d’autres écoles, certains sont devenus de très bons vendeurs... Cela a permis aux filles et aux garçons de mieux se comprendre, de mieux se parler et d’abattre des préjugés On a parlé d’amour, de tendresse, Ils ont monté Othello, Romeo et Juliette et pleins d’autres choses.
Le public fête des 25 ans d’existence. Si tu regardes derrière toi, que peux-tu en dire en tant que co-créatrice et codirectrice ?
Patricia Ide : J’avais alors 35 ans. Lors de la création, il n’y avait qu’une salle, la grande. On a ouvert la petite salle deux ans plus tard. On est arrivés un peu comme un chien dans un jeu de quilles mais avec le recul, je constate que beaucoup d’artistes ont voulu venir se confronter aux longues séries. Et en 96-97 on a ouvert la salle des voûtes. C’est Philippe Sireuil qui avait ouvert à l’époque. Notre objectif a toujours été d’accueillir toutes les familles théâtrales.
Diriger un théâtre, avoir une vie de famille, jouer soi-même et puis se lancer dans l’écriture, c’est beaucoup pour une seule vie.
Patricia Ide : Je me suis épargnée. Pendant longtemps, je n’ai joué qu’une pièce par an.
Aussi parce que c’est dans ma nature. Je suis méticuleuse. J’aime que les choses soient bien faites et donc je prends mon temps. Il y a eu des périodes difficiles comme dans toute entreprise. Au début, nous avons habité au théâtre en trouvant des arrangements pour que tout le monde soit content. Il était important que les filles n’en souffrent pas. Un théâtre prend énormément de place, c’est bien plus qu’un grand frère ! Il y a aussi eu des moments douloureux. On a failli fermer car on manquait d’agent. Les changements de politique ont parfois été compliqués. Nous avons parfois été très attaqués. J’ai eu peur à certains moments pour les filles qui se sentaient agressées au travers de leurs parents mais on s’en est sortis sans cynisme, sans dégoût. J’aime toujours autant le théâtre et je continue à y aller le plus souvent possible.
Avez-vous de nouvelles attentes. Ces 25 ans seront-ils un tournant ?
Patricia Ide : Je crois que rien n’est immuable. Il est nécessaire de tout remettre régulièrement en question pour réinventer les choses.
J’ai maintenant 62 ans et il faut envisager la suite... sans nous. Or ce théâtre, c’est Michel et moi. La passation ne sera pas simple.
Quel est spectacle de la saison qui symbolise les 25 ans du théâtre ?
Patricia Ide : Je ne sais pas si Michel penserait comme moi mais je dirais « Les tricheuses » car on y retrouve ceux qui ont façonné Le public. Les enfants y participent puisque Lou, ma cadette, est venue donner un coup de main et puis Michel, Jeanne et moi et Magali qui est des nôtres depuis très longtemps. Chloé Struvay a fait partie des jeunes. Comme c’est moi qui ai écrit le spectacle, je l’ai fait en pensant fort à mon public avec une ligne de crête, pas du tout évidente, entre nourritures intellectuelles et divertissement. Je voulais aussi inscrire le public dans un avenir de femmes fortes.
Propos recueillis par Palmina Di Meo
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