Il s’agit d’une famille très ordinaire. L’envoi est donné le jour des funérailles de la mère du narrateur (un exquis Valéry Bendjilali), lorsqu’il met en pratique une expérience proustienne, où le goût acidulé d’une tarte aux cerises réveille tout à coup dans le cœur de l’adulte de quarante ans, une foule de souvenirs familiaux enfouis dans sa mémoire émotionnelle. Ces souvenirs éclatent comme des bulles de réminiscences douces-amères, au fil de la remémoration de la jeunesse révolue et des occasions d’aimer évanouies dans le fleuve de la vie. Le spectateur est franchement ébloui par l’immense justesse des perceptions, la grande pudeur des propos rassemblés dans une histoire sans doute filtrée à travers le prisme d’une certaine idéalisation du passé. Boris Cyrulnik n’a pas tort quand il dit que l’on finit par caraméliser le passé pour en contenir et exorciser les souffrances. Cette écriture engage le spectateur à réfléchir à la beauté véritable du pardon, à la vertu de la communication, à l’observation bienveillante du monde. Des vertus en fait instillée par sa mère adorée… une source inépuisable d’amour.
La mise en scène perfectionniste de Patrice Mincke (Le Noël de Monsieur Scrooge, L’Avare, Le portrait de Dorian Gray pour n’en citer que trois) fait évoluer deux merveilleux musiciens de jazz ( Nicholas Yates et Antoine Marcel) aux côtés des trois comédiens : Valéry Bendjilali, Bénédicte Chabot, Benoît Verhaert pour en faire un quintet d’une belle complicité qui cisèle les sentiments avec délicatesse pour aboutir à un bijou de théâtre intimiste et raffiné dont le rire est loin d’être absent, malgré la violence de toutes ces blessures familiales perpétrées souvent inconsciemment.
Bénédicte Chabot interprète le tendre personnage de la mère qui porte en elle la lumière et le charme discret des reflets nacrés de la perle, liés à une féminité et une humilité souriante et apaisante d’une autre époque. Avec ses robes signées National Geographic années 50, elle fait preuve de douceur angélique et d’indulgence face à Charles, commis voyageur, admirablement joué par Benoit Verhaert. C’est un être violent, insatisfait, durci par les déceptions de la vie, un mari bourru, occupé uniquement de lui-même, ancré dans ses urgences et ses visées matérielles, injuste dans ses relations avec ses deux fils Gordon et Ricky - qu’il s’évertue à appeler Dick par mépris - et qu’il se plaît à mettre sans cesse en compétition, semant allègrement autour de lui les graines de l’envie et de la jalousie. Le héros de l’histoire - ah ! la quête de reconnaissance et de fierté paternelle - fuira le milieu devenu toxique, malgré la douleur qu’il inflige à la personne au monde qu’il aime le plus à cet âge juvénile… Nombre de problèmes familiaux ne se rapportent-ils pas au besoin d’être reconnu, d’être aimé ? Il est sûr que cela vaut pour tout le monde dans cette famille ! Why don’t they ?
Ainsi valsent au gré de l’histoire, les sous-entendus, les petites phrases assassines, les non-dits, les charges émotionnelles, les explosions de colère, les silences révélateurs, et finalement, la fuite salvatrice, la culpabilité. Chacun peut repérer dans le miroir de la représentation telle ou telle bribe de vérité qui percute notre histoire personnelle. L’empathie du public s’installe tellement fortement au cours du spectacle, L’onde de transmission est tellement puissante, l’imaginaire est tellement bien sollicité par la conjonction des tableaux et de la musique, que l’on en vient à faire émerger en soi, des choses que la mise en scène n’y avait sans doute pas mises intentionnellement ! C’est dire la richesse et la magie de la mise en œuvre du très poétique texte original.
Et finalement, cette constatation heureuse et universelle que oui, la beauté peut nous sauver… Y compris la beauté de l’écriture du jeune Valéry Bendjilali.
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