C’est par un sursaut que Philippe Sireuil nous accueille au théâtre des Martyrs. Perdus dans l’obscurité, des coups de feu marquent le début de retrouvailles dans une pièce vide, où le poids du passé semble résonner contre les cartes géographiques du papier peint. Grâce à des fenêtres retro éclairées, ce décor sobre s’habille d’une lumière dont les variations et les nuances parviennent à restituer de façon étonnante les différentes modulations du soleil pour retracer les périodes de la journée.
Flash-back. Nous sommes en 1943, en temps de guerre. Le Parti est divisé et en crise. L’aile droite, menée par Hoederer, veut négocier avec la dictature fasciste et la droite nationaliste pour prendre le pouvoir à la fin du conflit. Son aile gauche minoritaire, bien décidée à se débarrasser du "social-traître", confie la mission périlleuse à Hugo, un jeune militant d’origine bourgeoise désireux de déposer sa plume de journaliste pour passer à l’action. Accompagné de sa femme Jessica, Hugo est dépêché comme secrétaire auprès de l’homme fort du Parti. Au fur et à mesure que les jours passent, des liens se tissent malgré les divergences politiques, et font vaciller le courage de Hugo.
Soucieux de respecter la dramaturgie de Sartre, Philippe Sireuil porte à la scène des figures théâtrales fortes et complexes, déchirées entres leurs sentiments et leurs principes. Au-delà de l’intrigue politique et des revendications révolutionnaires, Les Mains Sales puise sa profondeur dans les dualités et les contradictions : richesse ou pauvreté, révolutionnaire ou intellectuel, justice ou injustice, jeu ou sérieux, vrai ou faux, bien ou mal. Persuadé que la politique est une science aux raisonnements objectifs, Hugo se confronte à Hoederer dans un combat d’idées où il veut à tout prix triompher pour justifier le meurtre et vaincre l’hésitation. Témoin du bouillonnement entre l’idéalisme et la réalité, le public devient un observateur indécis et sous tension, ne sachant pas à quel moment le jeune militant décidera d’appuyer sur la gâchette.
Malgré les 2h30 de spectacle qui finissent presque inéluctablement par se faire quelque peu sentir, le metteur en scène évite d’une main de maître les pièges de la longueur et de la lourdeur. Entrecoupé de projections d’extraits de documentaires historiques ou de films d’une autre époque, Les Mains Sales jongle avec les changements de rythmes, alternant l’évocation, le drame, les élans idéologiques et les respirations comiques. En écho au personnage de Jessica, dont la candeur et le goût du jeu font sourire, Philippe Sireuil va chercher le comique dans les détails pour surprendre subtilement le spectateur. Une coiffure, un costume, un accessoire de jeu ou de décoration deviennent alors autant de prétextes à la fraîcheur humoristique dans une situation pesante.
Spectacle aux milles facettes, Les Mains Sales de la Compagnie La Servante éveille des questions universelles et contemporaines en amorçant une réflexion sur le pouvoir de l’engament idéologique dans un monde où la fin justifie les moyens. Incisif comme un poignard, ce thriller politique se fonde sur une justesse d’interprétation sans faille, et donne naissance à des moments percutants où éclatent avec impétuosité les contradictions de l’humain et le combat des idées.
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