Les femmes savantes
Molière se plaît à arracher les masques. Dans Les femmes savantes, il enlève celui de Trissotin, le conseiller, le faux savant qui enseigne mais s’intéresse davantage à l’argent de la famille qui l’emploie, qu’à son éducation.
Au cœur de l’intrigue, se niche une belle histoire d’amour contrariée avant le dénouement heureux. Clitandre a d’abord aimé Armande, qui se refuse à l’amour charnel, toute dévouée qu’elle est à l’étude de la philosophie ; il s’est dès lors épris de sa sœur Henriette, qui l’aime en retour, réconciliant ainsi l’esprit et la chair. Chrysale, le père, soutient ce projet d’union, mais hésite à affronter sa femme, Philaminte, en dépit des encouragements d’Ariste, son frère. Hommes et femmes vont s’opposer autour de cette.
Ridicules, ces femmes savantes ? « Je prends au contraire au sérieux le débat philosophique qui les agite », écrit Frédéric Dussenne. « L’enjeu, pour Philaminte, Armande et Bélise, est d’importance, car il ne s’agit pas moins que du statut des femmes dans une société patriarcale, et leurs propos ne sont pas dépourvus de sens. »
Au travers d’une direction d’acteurs au scalpel, le spectacle fait mouche pour nous tendre un miroir des plus ambigus de la comédie familiale et sociale.
Distribution
Maxime Anselin, France Bastoen, Lara Ceulemans, Salomé Crickx, Stéphane Ledune, Sylvie Perederejew, Dominique Rongvaux, Hélène Theunissen, Laurent Tisseyre, Benoît Van Dorslaer
Mardi 22 janvier 2019,
par
Dominique-hélène Lemaire
Genre : délire organisé
...qui fait du bien !
De tous les Trissotins que nous ayons pu voir il est de loin le meilleur. Le plus manipulateur. Grand mince et ténébreux, sans la moindre trace de perruque ou de ruban, les tics de richesse tant appréciés du temps de Molière, il se présente avec l’habit de …Baudelaire ? Sans en posséder le moindre tissu poétique. Mais ces dames sont sous le charme et frémissent de tout leur être devant le trompe l’œil et le trompe les coeurs, qui n’en veut qu’à la fortune familiale ! Ah le triste suborneur ! Il faut nommer Stéphane Ledune pour une interprétation vraiment glaçante.
Le dieu des dames femmes sachant « manier les symboles et les signes » s’appelle Vaugelas. L’illustre grammairien. Ces femmes avides de pureté janséniste, frétillent à la moindre rime, conspuent les syllabes ordurières, picorent les insanités, se repaissent de verbosité. Elles s’apprêtent au coup de foudre pour le Grec ancien (Maxime Anselin) , non contentes du galimatias latin. Gavées de formules scientifiques, elles font fi des valeurs pourvu que, dames intensément frivoles, elles soient sujettes aux honneurs des savants esprits.
Peste soit l’animal, le mari qui n’a rien à dire, perd sa seule alliée des bonheurs terrestres, la très avantageuse Sylvie Perederejew jouant Martine que l’on met honteusement à la porte pour simple crime linguistique. A Dieu le parler vrai, la bonne chère, les petits plats dans le four et la grande joie de vivre. Heureusement que le pater familias dont il ne porte guère que le nom, a un compère à ses côtés, le plus exquis des frères, Ariste ( un très aimable et aristocratique Laurent Tisseyre) qui l’écoute et qui, par son habileté et sa belle intelligence, le tirera de son infaillible trépas !
Mais le colloque féminin serait bien fade sans la présence fulgurante d’une véritable sexbomb nommée Bélise (l’explosive France Bastoen) dont les émois à répétition feraient réveiller les morts. Et puis il y a la guerre entre les deux sœurs, jalouses de toute évidence ! La grande, c’est Armande (Lara Ceulemans ), en col Claudine et robe religieuse bleu Marine, fort courte ma foi, autant que les idées, mais baignée dans une chevelure à faire baver les vieillards en quête de Suzanne. Et la sœurette, Henriette (Salomé Crickx), des airs de révolutionnaire qui refuse l’ascendant maternel, une mystérieuse fille de l’air, qui, blême de confusion, préférerait être muette que de braver les confrontations. Notons que le discours acéré lui vient, comme l’esprit vient au filles, au fur et à mesure que l’intrigue avance et que l’amour grandissant qu’elle éprouve pour Clitandre fait le jour … et sans doute la nuit. Ce dernier se voit bien sûr honni par la très féministe académie domestique doublée d’un impitoyable tribunal .
On en vient donc à nos deux préférés : Clitandre (Dominique Rongvaux) , le futur beau-fils qui, très loin de se laisser faire, vient bravement se mêler au public dans la salle. Et son nouveau père, le très épicurien Benoît Van Dorslaer qui tout au long de la pièce, doit opérer la difficile conversion du mari terrorisé par sa femme, vers une condition d’homme libre, heureux de vivre. Mais qu’il est donc difficile de franchir cette porte qui l’anéantit ! L’ état à atteindre, c’est l’idéal d’honnête homme, bien-sûr ! Toutes le pièces de Molière en témoignent. Avouez que cet homme aurait dû être canonisé au lieu d’être jeté à la fosse commune. Comme le public se régale !
Le metteur en scène qui œuvre au mandala de personnages a un sens de l’équilibre parfait. Chaque pierre ajoutée à l’ouvrage a du sens et du poids. Toutes les forces se rencontrent et se tiennent comme pour encourager un écho durable chez le spectateur. L’absence de décor conventionnel d’une vraie maisonnée souligne combien le décor est futile dans nos vies. Le metteur en scène s’inspire du principe de frugalité shakespearien au profit d’un travail magistral sur l’analyse psychologique, fouillée au maximum. Comme pour un hui-clos moderne, voilà un mur. En panneaux de contreplaqué, de couleur brute, le bruit de la craie blanche pour écrire, une porte de vielle salle de bain percée de trois carreaux absents, ouverts sur le néant et deux chaises de bois peintes en blanc. Une perspective plate en deux dimensions, sol et mur. C’est Tout. Il faut nommer le roi de la fête du rire délectable : Frédéric Dussenne.
Au fur et à mesure que les actes se déroulent, le décor se ressert, un plafond de même texture vient même s’emboîter, la troisième dimension ? La part manquante ? Enlevé c’est pesé, a-t-on jamais vu une interprétation de Molière plus éternelle que celle-là ? L’éphémère est devenu visionnaire. Le féminisme pourtant balbutiant chez les femmes de Molière y trouve son compte et le pauvre mari que l’on prend en pitié est bien ridicule quand-même dans sa tirade de la place de la femme à la maison ! C’est tout l’art de dire, de suggérer, de sub-liminer.
Quel dépouillement, ce lit de fer blanc, seul nouveau meuble habillant le plateau après l’entracte. Il évoque tout à la fois la lointaine ruelle dans laquelle les femmes de lettres accueillaient les courtisans dans leurs salons, mais aussi le harcèlement pathétique dont fait preuve un Trissotin digne d’ enfermement. Il n’a finalement rien pour lui, comme le souligne très bien Hélène Theunissen (Philinthe). Il peut à peine à se maîtriser devant une Henriette plus qu’inquiète devant ses assauts répétés. Trissotin, la pierre qui blesse ? On la jette dans la rivière et on garde tout le mandala dont chaque élément a une saveur policée par les vents de l’esprit et du cœur. Et vive Madeleine de Scudéry ! Et la langue de Molière, dis ? La langue ? La fleur, dis ? La fleur, il nous l’a donnée ! ( …France Gall !)
Dominique-Hélène Lemaire
Mercredi 21 septembre 2016,
par
Jean Campion
Trouver un équilibre... Pas facile !
En 1995, Frédéric Dussenne avait mis en scène "Les Femmes savantes", dans un diptyque avec "L’Ecole des femmes". Il y revient, refusant toujours que la pièce devienne une charge grotesque de pédantes ridicules. C’est une comédie plus subtile. Même si Molière se moque des excès de ses héroïnes et de leur admiration aveugle pour un faux poète, il leur fait tenir des propos intéressants sur le droit des femmes à être " autre chose qu’un objet de plaisir, une sage ménagère ou un utérus productif." Dans "Les Femmes savantes", l’intrigue est négligée, au profit des caractères et des affrontements d’idées. C’est sur eux que le metteur en scène veut concentrer notre attention. Les costumes sont modernes et le décor d’une grande sobriété. Il évolue légèrement, au fil des actes, mais reste imprécis.
Armande tente de dégoûter sa soeur Henriette du mariage. Qu’elle épouse plutôt la philosophie ! Elle échappera à l’esclavage de l’homme et à la tyrannie des sens. Pour Henriette, un mari, des enfants, c’est le bonheur. En apprenant que l’heureux élu est Clitandre, Armande cache mal son dépit. Henriette ne peut pas se marier avec ce jeune homme, qui lui a fait la cour pendant deux ans. Celui-ci la détrompe. Lassé par un amour désespérément platonique, il est bien décidé à demander la main d’Henriette, prête à l’aimer corps et âme. Reste à convaincre les parents. Ou plutôt la mère, Philaminte, qui gère la maison avec une autorité redoutable. Bien qu’il déteste les femmes qui étalent leur savoir, Clitandre s’efforcera de l’amadouer.
Eprise de "hautes sciences" et de "beau langage", Philaminte se montre intolérante. Le moindre archaïsme la fait tiquer et elle oblige Chrysale, son mari, à chasser la servante Martine, pour "avoir insulté son oreille", par l’impropriété d’un mot condamné par Vaugelas. Avec son aînée Armande et sa belle-soeur Bélise, elle forme une petite académie qui se pâme, en décortiquant le sonnet distillé par Trissotin. Des commentaires creux stimulés par cet arbitre des élégances. Sensible à ses flatteries, Philaminte se laisse piéger par son orgueil. Mais, en justifiant les aspirations intellectuelles des femmes et leur désir d’émancipation, elle se montre lucide et pertinente. Digne fille d’une mère réputée "savante", Armande sacrifie la nature sur l’autel de la culture. Cependant, pour tenter de récupérer Clitandre, elle se dit prête à consentir à un amour charnel. Nourrie de sciences et d’illusions, Bélise s’invente des prétendants. Quand Clitandre lui parle de son mariage avec Henriette, la vieille fille s’imagine qu’il emploie un détour précieux, pour lui avouer son amour. Une obsession ridicule et touchante.
Chrysale est un brave homme, ravi de voir s’embrasser les amoureux. Mais c’est un poltron, incapable de s’opposer seul aux décisions de sa femme. Il a besoin du soutien de son frère Ariste ou de Martine, pour oser combattre son despotisme. Une fois cependant, il se lâche, regrettant amèrement les prétentions intellectuelles des femmes, qui les empêchent de bien tenir leur ménage. Un réquisitoire passéiste et machiste, bien loin de la modération de l’honnête homme. Porte-parole de Molière, Clitandre prône la recherche d’un équilibre entre idéal et réalité. Il condamne les gens bardés de certitudes. C’est parce qu’elles ne doutent pas de leur sens critique et de leurs connaissances que les femmes savantes sont subjuguées par un sonnet. Trissotin, un plagiaire, cupide, sans talent et sans envergure, peut profiter de leur extase.
La pièce démarre lentement. Mais dès la première intervention de Bélise, amoureuse lunaire et désarmante, elle prend son envol, faisant alterner discussions serrées et scènes cocasses. Soutenus par une mise en scène lumineuse, les interprètes sont excellents. Le jeu nuancé de certains comédiens révèle la complexité de leur personnage. On savoure la langue de Molière et on s’amuse à revoir l’image symbolique de Chrysale tétanisé, face à une porte qui s’ouvre sur le vide. Frédéric Dussenne termine chacune des deux parties par une chanson tendre. Les combats d’idées cèdent la parole au coeur.
Jean Campion
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