Assis en demi-cercle, autour de l’espace scénique, les spectateurs (120, pas un de plus !) sont les "invités" des soeurs Prozorov. au même titre que la famille qui fête l’anniversaire d’Irina, la cadette, ou que les officiers de la garnison, qui vont et viennent dans la maison. L’on ne s’étonne pas que des personnages s’intègrent au public et que d’autres nous interpellent pour se présenter ou nous faire des confidences.
Engluées dans leur trou de province, les héroïnes espèrent retourner à Moscou, où leur frère Andréi deviendrait un brillant professeur de faculté. Au fil des actes, le rêve s’éloignera. Olga peine de plus en plus, sous la charge de son métier. Quittée par Verchinine qu’elle aime, Macha se sent condamnée à reprendre une vie conjugale médiocre. Et Irina, qui est la dernière à s’accrocher au fantasme de Moscou, accepte un mariage raisonnable. Quant à Andréi, il est fier d’être... membre du conseil municipal :" un service aussi sacré que celui de la science." Le réel mesquin l’emporte sur l’imaginaire.
Cependant le désenchantement ne sécrète pas une mélancolie pleurnicharde. La mise en scène énergique de Michel Dezoteux brasse les émotions contradictoires et souligne, en particulier dans un final poignant, l’envie opiniâtre de vivre. En revanche, des effets comiques appuyés, comme les provocations vestimentaires ou les beuveries du docteur Tchéboutykine nous empêchent de partager la joie des fêtes. Cette comédie douce amère sur la fragilité du désir et le sens de la vie n’est pas prisonnière de la Russie du 19e siècle. Comme en témoigne le choix du mobilier, des lustres, des costumes. Si l’on comprend que, pour ses vingt ans, Irina reçoive un juke-box plutôt qu’un samovar, on s’interroge sur l’intérêt de confier le rôle d’Anfissa, la nourrice de quatre-vingts ans, à un homme, qui se montre parfois très alerte. C’est pourtant une vielle paysanne, usée par le travail, que Natalia chasse, parce qu’elle fait partie "des gens inutiles".
La qualité de l’interprétation est, sans conteste, un atout majeur dans la réussite du spectacle. Rosario Amedeo se sert de l’humour noir, des silences pesants, de la détermination farouche du capitaine Soliony, pour en faire un amoureux sombre et inquiétant. Dans la peau d’Andréi, un loser qui assume ses renoncements, Achille Ridolfi nous désarme par sa lucidité et sa sincérité. Excédée par un mari falot, qui l’aime comme un brave chien, Macha, incarnée avec vigueur par Emilie Maquest, tombe amoureuse du colonel Verchinine. On la comprend : Alexandre Trocki donne à ce philosophe intarissable et brillant, une élégance séduisante.
Si, depuis plus d’un siècle, "Les Trois soeurs" ne quittent guère l’affiche, c’est qu’à travers des scènes apparemment insignifiantes, les personnages, en dévoilant leurs fêlures, nous émeuvent et nous confrontent à la complexité de l’âme humaine.
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