Le monde appartiendrait-il aux rêveurs ? On le souhaiterait bien sincèrement ! Le tout jeune metteur en scène Olivier Lenel rêve lui d’un renouveau théâtral. Il entre en compagnie de la traductrice Katia Vandenborre dans le vif du texte russe du roman, sans passer par une traduction figée par des droits d’auteur. De concert, poétiquement soutenus par la création pianistique de Julien Lemonier et Félix Ulrich, ils transposent ensemble l’essence russe du roman en dialogues scéniques vivants, étonnamment modernes. Cela implique un gommage de l’esthétique romantique de la traduction existante, et la capacité de renouer avec la puissance et la force des mots bruts. Réinventer une ponctuation syncopée qui colle à cette tragi-comédie et fabriquer une oralité étourdissante. Entrer dans les représentations mentales des personnages, les pousser à bout et les faire exploser comme cela explose les nuits de printemps…
C’est l’histoire d’un homme qui se surnomme le Rêveur. Une nuit, il se souvient. Il rencontre la bondissante Nastenka (Marie du Bled) qui lui raconte sa réclusion sous le toit d’une grand-mère abusive, son attente fiévreuse d’un fiancé, son rêve de bonheur inaccessible. Ému pour la première fois de sa vie, le rêveur se laisse aller au rêve de l’amour et finit par se déclarer quand ledit fiancé ne revient pas le jour dit. Faute de mieux, Nastenka, affolée de ne pas voir revenir le chevalier de ses rêves, vire de bord et accepte la déclaration d’amour du Rêveur. Un amour désintéressé, idéal, qui célèbre le total oubli de soi et le bonheur de l’autre. Fugace instant de béatitude : le Rêveur et Nastenka soudain se rejoignent, le bonheur est presque là, parfait comme dans un rêve. Puis la réalité fracasse soudainement ces minutes d’éternité car la capricieuse Nastenka s’est jetée dans les bras du fiancé venu enfin la rechercher. Nastenka, cruelle et inconsciente, ingénue et égoïste daigne garder son amitié pour le Rêveur éconduit.
Le Rêveur alors doit choisir : s’installer dans la minute rêvée ou accepter de vivre avec la réalité. Il est reconnaissant qu’un moment de grâce ait illuminé sa vie. Life is but a dream, “a dream within a dream” dirait Edgar Poe. La réalité beaucoup moins belle et beaucoup plus triste a réveillé l’artiste rêveur en sursaut mais au fond de lui, il garde son trésor. « Petit poucet rêveur, j’égrenais dans ma course… des étoiles. » La jeune dame exaltée a fui vers son inaccessible étoile, sera-t-elle heureuse pour autant ? Le rêveur a laissé couler les grains d’or dans ses mains et garde, par l’écriture, le souvenir de son éblouissement.
Les scènes, oniriques et sombres, sont d’un réalisme étonnant vu le contexte et l’absence de décor, à part le mur de briques où va s’écraser le rêve en question. Les émotions s’enchaînent comme dans une partition musicale. Les confessions chaotiques commencent tout doucement et s’enflent en paroxysmes fantastiques. Plusieurs interprètes du Rêveur, modulent de soir en soir le texte du Rêveur autour de la jeune ingénue. Nous avons vu Vincent Huertas, fascinant par la mobilité de ses émotions et la variété de son jeu. Les débordements de l’imagination sont un ferment de bonheur. Foin de romantisme lourd et lent, le texte est haletant, rythmé, saccadé par les émotions. Les crises de larmes et les trépignements d’impuissance, l’hypersensibilité et l’immaturité de la jeune fille, sonnent juste aux oreilles de l’an 2000. La musicalité française de la langue capte les émotions et les projette comme des claques. Le Rêveur sera frappé de stupeur. Le spectateur aussi, par la dernière scène bouleversante et la théâtralité de la mise en scène. C’est grave pour un cœur formidablement enthousiaste, de devoir ravaler son rêve. Que le rêve soit russe ou qu’il soit autre.
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