Emmanuel Meirieu opte ici pour une scénographie monumentale, construite sur une esthétique de l’épave : une immense proue de navire rouillée, une chaise métallique bancale, une carcasse de voiture. Et du sable, beaucoup de sable. Au centre-avant de la scène, un micro sur son pied qui attend un comédien.
Dès le début du spectacle, la scène s’illumine de plusieurs projections audio-visuelles. La plupart s’appuient sur le navire comme sur un écran : titres, tags sinistres, lieux évoqués par le texte, quelques vidéos.
Il y a également - soulignons la prouesse - une marée plus vraie que nature qui vient lécher les carcasses et transforme soudain la scène en plage de naufrage. L’effet est fantomatique et saisissant.
Mais, toute vue esthétique mise à part, la question de la nécessité se pose, et gagne en importance avec le texte : le symbole du naufrage et le thème de la précarité évoquent immanquablement les problématiques migratoires, qui ne sont jamais abordées dans le texte, et une telle installation semble un peu démesurée dans un spectacle avec ce fond social. D’autant que la mise en scène, en jouant sur l’écart entre ce qui est dit et ce qui est visible, ne dépasse pas ce stade de "suggestion par l’image" : l’objet n’est jamais utilisé, manipulé en tant que ce qu’il est, ni détourné. Ce n’est pas non plus un appui particulier pour le jeu. Il ne sert jamais, et c’est dommage, que de décor-tapisserie derrière un comédien seul.
Comédien qui fait d’ailleurs un travail très intéressant. À l’interprétation, François Cottrelle se met au service du texte et joue la carte du témoignage : il vient au micro raconter une histoire à la première personne. Il est évidemment impossible d’oublier la théâtralisation, dans le cadre d’une grande salle comme celle du Théâtre de Namur ou avec un imposant dispositif scénique qui crée une image onirique. Mais cela ne l’empêche pas d’atteindre, avec une retenue qui en augmente l’intensité, de beaux accents de sincérité, surtout dans la seconde moitié du spectacle. En toute fin, il est soutenu par Yann Pairel qui donne, à la réplique finale du "Songe d’une Nuit d’Été" de Shakespeare, une gravité inhabituelle mais très juste.
Enfin, le texte est une adaptation du roman éponyme de Patrick Declerck publié en 2003, où il relate son vécu "avec les clochards de Paris" à travers deux moments importants : son immersion sous couverture à la Maison de Nanterre, et son emploi dans cette même maison quelques années plus tard.
Mais le personnage qui est présenté dans cette adaptation est cynique, désabusé, et presque pleurnichard. Il n’y a d’espoir, de positif, de "bien" d’une quelconque forme dans aucune des situations décrites.
Entre les soignants qui cognent les SDF, les sans-abris qui jouissent de l’inquiétude qu’ils créent chez les travailleurs, les assistants sociaux qui projettent leur propre désir sur les bénéficiaires, les autres employés qui ne collaborent pas, non seulement il ne prend jamais sa part dans le sinistre qu’il décrit, mais il ne le met jamais à distance non plus par une analyse ou une démarche de réflexion... Difficile, face à un tel personnage, de s’identifier ou même de se mettre dans une position de disponibilité et d’écoute. Si ce récit relève sans doute d’une réalité vécue par l’auteur, le public prend rapidement une distance de confort en concevant que c’est une part de la réalité interprétée par une subjectivité unique.
Le texte contient également un autre point d’accrochage : les femmes en situation de précarité n’y sont abordées que par leur relation (sexualisée) aux hommes. Or, c’est un fait établi : "les représentations associées aux sans-abri demeurent largement focalisées sur l’expérience des hommes." (Marcillat A., "Femmes SDF : de plus en plus nombreuses et pourtant invisibles", à lire ici=> http://bit.ly/f_sdf001) et cela entraîne une double précarisation pour cette catégorie de population.
La saison 2018-2019 a vu un mouvement de sensibilisation assez fort sur cette problématique, porté par des associations comme "Femmes SDF" ou encore "FIT une femme un toit", et des artistes comme Claire Lajeunie et Louis-Julien Petit (dont le travail a donné le film "Invisibles").
Alors certes, le texte commence à dater, et les faits relatés plus encore sans doute. Mais c’est peut-être justement le soucis : de l’eau a coulé sous les ponts depuis, et monter ce texte sans montrer ou rappeler cet écart temporel ou tenir compte de l’évolution qui a eu lieu, c’est nier un travail important qui, pourtant, va dans le sens du propos, va dans le sens d’une évolution sociale vers la parité pourtant actuellement très importante. C’est oblitérer le travail de ces associations qui soulignent justement que le manque de visibilité des femmes SDF participe de leur précarisation.
La question reste ouverte, donc : la problématique sociale, présente du début à la fin, fait-elle vraiment partie du projet d’adaptation ?