Le docteur Josef Breuer est perplexe. L’impétueuse Lou Salomé voudrait qu’il soigne Friedrich Nietzsche, en pleine dépression. Le philosophe ne se remet pas de l’échec du ménage à trois, qu’ils ont vécu avec Paul Rée. Mission délicate que Mathilde, la femme de Breuer, voit d’un très mauvais oeil. Depuis la thérapie avortée d’Anna O., son couple bat de l’aile. Témoin de cette crise, le jeune Freud s’efforce d’apaiser Mathilde, mais il encourage Breuer à se lancer dans une nouvelle expérience de "cure par la parole". Des discussions passionnées baliseront ces balbutiements de la psychanalyse.
Dès la première rencontre, Nietzsche se montre carré : pas question de lutter contre ses tourments. Il veut simplement savoir s’il risque la cécité, s’il pourra échapper à ses migraines et s’il vivra encore longtemps. Breuer prend des notes, promet des réponses et s’intéresse à ses livres "Humain, trop humain" et "Le Gai savoir", boudés par le public. Rassuré par l’honnêteté du médecin, le philosophe développe ses idées contestataires. Exemple : "Tout acte est dirigé vers soi, tout service ne sert que soi, tout amour n’aime que soi." Victime d’une terrible crise, Nietzsche frôle la mort. Breuer parvient à le sauver et, gagnant sa confiance, lui fait accepter une inversion des rôles.
Avec une exigence implacable, le philosophe presse "Josef" de questions et lui fait constater que jamais il n’a fait de libre choix. Il l’incite à devenir ce qu’il est : "Vivez pleinement la vie ! L’horreur de la mort disparaît, dès lors que l’on meurt en ayant vécu jusqu’au bout." Piégé par son subterfuge, Breuer se libère de son amour obsessionnel pour Anna O. et retrouve la sérénité. Contrairement à Nietzsche qui, en jouant les confesseurs, ravive en lui la souffrance provoquée par la rupture avec Lou Salomé. Cependant ces échanges ont permis aux deux hommes de se soigner mutuellement et de nouer une amitié sincère, basée sur une estime réciproque.
Le sujet est ardu. Et pourtant ce spectacle brille par sa pertinence et sa vivacité. Bravo à Michel Wright pour la maîtrise de la progression dramatique et la fluidité de sa mise en scène. A la différence de beaucoup de philosophes allemands, Nietzsche utilise des phrases courtes et denses. Une langue limpide illustrée par des formules tranchantes comme "Le désespoir est la rançon de la lucidité" ou drôles comme "J’ai toujours considéré que le privilège des morts est de ne plus mourir !" Irvin Yalom a pris des libertés avec l’histoire, mais a dessiné des personnages crédibles, que les comédiens incarnent avec justesse. Rosalia Cuevas fait sentir que Mathilde est une femme meurtrie, anxieuse, qui espère malgré tout sauver son couple. Dans la peau de Sigmund Freud, Benjamin Thomas a des allures de premier de classe. A vingt-six ans, il impressionne par son autorité et sa compétence. Yves Claessens est un Nietzsche rugueux, sapé comme un bûcheron. Il n’est plus professeur à Bâle, mais fascine par la clarté de son discours et la force de ses emportements. Sa conviction masque son désespoir. Par son jeu élégant, nuancé et la chaleur de sa voix, Jean-Claude Frison rend le docteur Breuer fort attachant. Féru de psychologie et d’hypnose, celui-ci refuse de voir sa carrière enterrée par une faute professionnelle. Et c’est avec enthousiasme qu’il s’embarque dans une nouvelle aventure. Le duo Claessens - Frison est un atout majeur de cette création mondiale très réussie.
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