Vigneron est un self-made-man rayonnant. A la tête d’une fabrique, qu’il a fait prospérer, il achète des terrains, fait construire des maisons... Son épouse dévouée prend plaisir à commenter cette réussite rassurante pour toute la famille. Avec la complicité de son père, le fils profite de sa jeunesse. D’ici quelque temps, papa le fera entrer dans les affaires. Il suffit que Judith, "l’artiste", entonne un chant pour que tout le clan se mette au diapason. Même s’ils trouvent leur fille Blanche bien jeune pour les quitter, les parents se réjouissent de la voir se fiancer au fils de madame "de" Saint-Genis. Marie, "la raisonnable", est la seule à émettre une note discordante dans cette euphorie. Voyant son père s’empâter, elle voudrait qu’il mange moins, qu’il consulte un médecin... Des appels à la prudence, rejetés par un homme sûr de lui.
Le couperet tombe. Brutalement. Une apoplexie foudroie le pater familias et déclenche la ruée des corbeaux. Pas de temps pour le deuil. Tessier a déjà fait les comptes. Après la vente de la fabrique, il restera à la veuve de son malheureux associé à peu près 50.000 francs. Brandissant la menace d’hypothèques, le notaire Bourdon la presse de vendre ses terrains. Tout retard lui coûte de l’argent. Chacun défend âprement ses intérêts, mais ces corbeaux font alliance pour empêcher l’architecte Lefort de participer à la curée. Désemparée par cette catastrophe inimaginable, madame Vigneron confie son désarroi à madame de Saint-Genis, venue lui annoncer, avec diplomatie, l’annulation du mariage de son fils avec Blanche. Cette veuve, qui a appris les règles du jeu, l’incite à se méfier de tout le monde.
Son expérience lui permet de détruire habilement les illusions de Blanche. Celle-ci ne s’en remettra pas. Losqu’ obligée de gagner sa vie, Judith envisage d’enseigner la musique ou de monter sur scène, son professeur méprisant ridiculise cette initiative. Accumulation de factures à régler. Madame Vigneron, affolée, pousse Marie à se montrer aimable avec Teissier. Intéressé par la fraîcheur de cette jeune fille réaliste, le vieil homme paie quelques dettes. Malgré sa prudence, Marie est prise au piège. Le loup est entré dans la bergerie et on l’y a invité. Nouveau pater familias, il met en garde sa future épouse : "Vous êtes entourés de fripons, mon enfant, depuis la mort de votre père".
La pièce, qui s’ouvre sur une joyeuse fête de fiançailles, débouche sur un projet de mariage écoeurant. L’auteur s’attarde trop sur l’image d’Epinal d’une famille bourgeoise barbotant dans le bonheur. Cependant, dès que la descente aux enfers s’amorce, on la sent inéluctable. Les illusions fondent comme les glaçons lumineux. La mise en scène souple et décontractée d’Aurélie Vauthrin-Ledent rend attrayant ce spectacle de deux heures quarante. En voyant les acteurs représenter plusieurs personnages, modifier le décor, changer d’apparence, nous restons à distance du drame. Interventions musicales et clins d’oeil, comme ce personnage réduit à un chapeau, aèrent la représentation. Très dynamiques, les comédiens lui impriment un rythme soutenu. Pas de pathos, mais une mise en évidence de la perfidie des rapaces. Mention spéciale à Jef Rossion, un notaire Bourdon, à l’autorité glaçante.
Notre société est bien différente de celle décrite par Henry Becque. Mais les méfaits du capitalisme offrent un terrain favorable aux prédateurs. Paradis fiscaux, escroqueries, fake-news en témoignent. Pour ne pas en être victimes, la vigilance s’impose.
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