Réfugiées dans un asile, une quinzaine de personnes se préparent à vivoter une journée de plus. Chacun de ces prisonniers de la misère subit, à sa façon, cette vie agonisante. Le Baron, un aristocrate déchu, n’en attend plus rien. Nastia vit dans ses livres et l’Acteur dans la nostalgie des feux de la rampe. Condamné à l’anonymat, ce Pierrot lunaire noie ses désillusions dans l’alcool. Satine aimait les mots rares, lisait beaucoup et était devenu un homme instruit. Estimant que le travail est un esclavage, il conseille à tous de ne plus rien foutre. A l’opposé, Andréï, le serrurier, n’existe que par son travail. Cette idée fixe le rend indifférent aux souffrances de sa femme agonisante. Peut-être pour meubler l’ennui qui le ronge, Vaska est devenu l’amant de la femme de Kostyliov, le marchand de sommeil. Un bigot obsédé par le rachat de ses fautes, qui se croit supérieur à ces miséreux, parce qu’il leur arrache quelques kopecks contre la location d’un matelas.
Dès son entrée dans ce bouge, le vieux Louka, un errant de plus, surprend par sa modestie. On le rabroue parce qu’il chante mal, il s’excuse et ne se laisse pas entraîner dans une dispute. C’est un pacifiste qui a épargné la prison à deux voleurs, qu’il tenait en joue. En l’incarnant avec délicatesse, Gérard Vivane fait sentir que ce sage est un révélateur. Plein de compassion, il écoute les autres et tente de leur redonner de l’espoir ou de les rassurer. Il comprend le drame de l’Acteur, incapable de réciter le poème qui lui valait un tonnerre d’applaudissements : "Oublier ce que tu aimais le plus... C’est comme si tu avais oublié ton âme." Et il apaise Anna, angoissée par la mort qui s’approche : "Là-haut, tu te reposeras." Ses mots simples calment les blessures, comme un baume. Louka parti, la faible lueur d’espérance s’éteint. Intolérance et violence reprennent vigueur et entraînent les laissés-pour-compte dans une spirale infernale.
Parqués dans ce lieu de transit entre deux phases de vie, ces déshérités s’interrogent sur l’homme et les mensonges qu’il se raconte, pour continuer à avancer. Pas de morale, mais des constats fatalistes. Louka rassérène Vaska, qui se plaint de ne pas comprendre les gens : "Qu’y a-t-il à comprendre ? L’homme vit selon son cœur... Il est bon aujourd’hui, méchant demain." Encadrant chaque acte, des images de végétaux qui poussent et puis se désagrègent, des bâtiments qu’on érige et puis qu’on rase évoquent l’éternel recommencement. L’asile, c’est le théâtre désaffecté. Un plateau nu où circulent des matelas, des coulisses où l’on voit patienter les comédiens, qui parfois s’adressent au public. Les théâtres, comme les églises, sont des refuges.
Maxime Gorki confiait au metteur en scène Stanislavski qu’il ne parvenait pas à terminer "Les Bas-fonds". Ses personnages disaient tellement de choses intéressantes qu’il n’arrivait pas à les arrêter. Le spectateur est malheureusement victime de cette prolixité et n’est pas soutenu par une progression dramatique efficace. La pièce prend corps grâce à la présence de Louka. Dès que ce pivot disparaît, elle s’éparpille. Les comédiens ont beau faire vivre leurs personnages avec sobriété, ils subissent le contrecoup de cet éclatement. Trop de scènes redondantes ou plates. Les problèmes sentimentaux de Vasca, tiraillé entre deux sœurs rivales, ne nous intéressent guère. Même s’ils débouchent sur un meurtre (maladroitement représenté). Certains échanges sont pertinents ou truffés de répliques accrocheuses, mais on regrette la banalité de pas mal de propos. Lorent Wanson a raison : cette pièce nous met en garde contre "la facilité avec laquelle on peut porter des jugements, souvent non réfléchis, sur l’autre." Cependant le message aurait plus d’impact dans une version resserrée.
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